« 2666 », de Roberto Bolaño, la Fabrica à Avignon

« 2666 » © Christophe Raynaud de Lage

Monumental !

Par Maud Sérusclat‑Natale
Les Trois Coups

Quand l’œuvre de deux génies se rencontre, la terre n’a plus qu’à trembler. « 2666 » est une odyssée théâtrale remarquable aussi folle que brutale, d’une intensité et d’une qualité inégalée. Les superlatifs vont manquer.

Le manuscrit de Bolaño compte plus de mille pages, le chef‑d’œuvre de Gosselin se jouera en une douzaine d’heures, il est donc impossible de vous raconter l’histoire. En deux mots, nous partons à la recherche d’un mystérieux écrivain allemand, peut-être le plus important de la seconde moitié du xxe siècle à en croire quelques universitaires. Il répond au patronyme loufoque et suspect de Benno von Archimboldi. L’homme, réputé très grand, demeure énigmatique et très discret. Introuvable. Sa dernière trace semble se situer au nord du Mexique, dans l’État du Sonora, au cœur d’une petite ville qui sent la mort : Santa Teresa. En effet, Santa Teresa est le théâtre du plus effroyable massacre de femmes jamais dénoncé au Mexique, et ce depuis plusieurs années. Des corps sont retrouvés chaque semaine, la ville est plongée dans l’horreur et la police s’enlise. Aucune explication n’est jusqu’alors apportée.

Le roman compte cinq parties, la pièce également. Nous suivrons donc des critiques universitaires passionnés par l’œuvre du mystérieux géant allemand puis un philosophe mexicain qui a croisé funestement son chemin. Nous rencontrerons ensuite Fate, un jeune journaliste américain envoyé couvrir un simple combat de boxe à Santa Teresa et qui se retrouvera perdu dans le ventre de cette ville terrifiante. D’autres personnages, aussi riches que complexes à interpréter grandiront dans le giron de cette intrigue-fleuve, onirique et puissante, totalement ensorcelante.

Si les personnages disent du fameux Archimboldi qu’il est « meilleur que bon », on peut retourner le compliment à Julien Gosselin. Les superlatifs vont manquer pour qualifier ce travail parce que tout est prise de risque. D’abord, il fallait concevoir une adaptation fine et subtile de ce texte narratif tentaculaire. Il y parvient brillamment. La réécriture est rythmée, juste, clairvoyante et très fidèle à l’atmosphère poisseuse et pesante du roman original. Aucune faiblesse dramaturgique n’est à déplorer, aucun moment de répit ne nous sera accordé. Nous sommes même plongés dans la position du lecteur fasciné, et vissés à notre siège. Gosselin réussit ce miracle d’alterner récits et dialogues, conjugue les situations narratives complexes, sans nous perdre ou nous ennuyer un seul instant. Comment ? En associant son immense talent avec celui d’un excellent scénographe.

Dans le ventre de la terre

En effet, l’un des défis imposés par ce texte est de pouvoir représenter en un lieu toute l’épopée de Bolaño qui traverse les époques et les continents. Nous serons tour à tour en France, en Angleterre, en Allemagne, au Mexique, aux États-Unis, en nous-mêmes et dans le ventre de la terre. La scénographie se doit donc d’être à la fois explicite et astucieuse. Elle sera bien au‑delà de cela. Trois parallélogrammes vitrés et mobiles se déploient sur une vaste scène. Ils sont surmontés d’une terrasse et d’un écran. Jouant sur leur disposition, tantôt fragmentés tantôt réunis, et sur la profondeur du plateau, soulignée par des néons, Hubert Colas nous plonge dans un univers multidimensionnel incroyablement bien conçu. Ces espaces éphémères et polymorphes sont également propices au doute. Ils sont à la fois opaques et transparents. Ce que le plateau ne renverra pas clairement sera présent à l’écran, filmé en direct par les comédiens eux‑mêmes parfois. En noir et blanc et en gros plan. On est saisi par tant de justesse et littéralement hypnotisé par la cohérence esthétique de cet ensemble complexe. À chaque entracte, l’envie de replonger nous hante. Il est hors de question de sortir avant la fin ou de souffrir pour la beauté du geste. On est contaminé…

Pour nous conduire dans les entrailles de ce monde apocalyptique, deux musiciens jouent en direct. Des pièces électro, assourdissantes parfois, feront vibrer votre banquette de velours et résonner vos battements de cœur. Les moments de guitare vous guideront comme le chant des sirènes et accompagneront votre voyage. C’est effroyablement beau, c’est d’une beauté folle, irrésistible et insondable.

Impossible de conclure sans saluer l’extraordinaire performance des comédiens. Non seulement ils portent ce marathon de bout en bout, mais ils l’envoûtent, l’habitent, le mordent avec une puissance et un engagement qu’il ne m’a jamais été donné à voir avec tant d’intensité et de générosité. Ils sont monstrueusement sublimes. Tous. Douze heures de voyage crépusculaire, donc. Et ce sera sans compter les applaudissements. Préparez-vous au choc théâtral de votre vie. 

Maud Sérusclat‑Natale


2666, de Roberto Bolaño

Traduit par Robert Amutio

Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin

Assistanat à la mise en scène : Kaspar Tainturier‑Fink

Avec : Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriez, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel et Tiphaine Raffier

Scénographie : Hubert Colas

Musique : Guillaume Bachelé et Rémi Alexandre

Lumière : Nicolas Joubert

Vidéo : Jérémie Bernaert et Pierre Martin

Son : Julien Feryn

Costumes : Caroline Tavernier et Angélique Legrand

Régie générale : Antoine Guilloux et Julie Gicquel

La Fabrica • 11, rue Paul‑Achard • Avignon

Les 8, 10, 12, 14 et 16 juillet 2016 à 14 heures

Durée : 11 h 30, entractes compris

De 10 € à 49 €

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