« Aglavaine et Sélysette », de Maurice Maeterlinck, la Colline à Paris

Aglavaine et Sélysette © Élisabeth Carecchio

S’aimer à en mourir

Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups

Pour sa nouvelle création, présentée en cette fin de saison à la Colline, Célie Pauthe a exhumé une pièce oubliée de Maurice Maeterlinck (1862-1949). Magnifiquement servie par ses comédiens, elle en tire une rêverie amoureuse désincarnée, à la beauté formelle saisissante.

Ceux qui ont vu Yukonstyle, le précédent spectacle de Célie Pauthe, seront peut-être étonnés en découvrant son nouveau spectacle, Aglavaine et Sélysette. Un bon metteur en scène ne se doit‑il pas de déconcerter son public et de prendre à contre-pied ses attentes ? Si l’on considère le parcours de Célie Pauthe, depuis quelques années artiste associée à la Colline, le choix du dramaturge et poète symboliste belge paraît cependant moins déroutant. C’est en effet la modernité théâtrale, au sens large du terme, qu’explore la metteuse en scène, une curiosité qui la pousse à élaborer des projets qui balayent un siècle de théâtre, de Long voyage du jour à la nuit d’Eugène O’Neill à Yukonstyle de Sarah Berthiaume, en passant par Des arbres à abattre, de Thomas Bernhard, conçu avec Claude Duparfait.

Le théâtre de Maeterlinck, qui écrivit ses meilleures pièces à la toute fin du xixe siècle, est un peu tombé dans les oubliettes aujourd’hui. Si l’on se souvient de Pelléas et Mélisande, c’est surtout à cause du drame lyrique qu’en a tiré Debussy. On ne peut que saluer la démarche de Célie Pauthe, qui a voulu redonner sa chance à un texte aussi exigeant que poétique, pour en faire percevoir toute la force d’émotion. Dans Aglavaine et Sélysette, Maeterlinck fantasme un amour pur, un amour « au‑dessus des petites choses de l’amour », qui rendrait possible le partage. Méléandre vit avec Sélysette, lorsqu’il rencontre la blonde Aglavaine, à la beauté radieuse et souveraine, et décide de l’aimer. Cet amour, les deux amants ne le conçoivent pas comme exclusif ou destructeur : il est un cadeau, une chance, et la brune et sage Sélysette (cette femme-enfant) ne doit pas en souffrir, mais au contraire le partager, le vivre avec eux comme un triomphe. Y parviendra-t‑elle ?

Espace utopique

Le théâtre de Maeterlinck n’est pas réaliste, c’est ce qui fait son intérêt aujourd’hui. Ses pièces sont des rêves. Les personnages d’Aglavaine et Sélysette sont hors du temps. L’espace où ils se meuvent est un espace utopique, magnifiquement représenté par la metteuse en scène et sa scénariste Marie La Rocca. Une vaste demeure au bord de la mer, un phare abandonné dont la tour s’ouvre à l’aide d’une mystérieuse clef…

Les mises en scène de Célie Pauthe sont toujours d’un esthétisme léché qui ne tombe pas pour autant dans la gratuité ou le formalisme. Il s’agit bien de servir le propos de l’auteur et de magnifier son œuvre, et de ce point de vue, la réussite est totale. Le décor qui sert de cadre aux amours des protagonistes est somptueux, la direction d’acteurs millimétrée, comme en témoignent les apparitions de cette grand-mère paralytique qui apparaît comme le symbole de la fragilité humaine, de la sagesse, de l’abnégation.

Cette grande justesse se retrouve à chaque instant dans le jeu des comédiens, qui frise la perfection. Un jeu assez stylisé, conformément à l’esprit du théâtre symboliste, mais empreint d’une grande fluidité – rien d’engoncé ou de hiératique. Pas facile pourtant d’incarner ces personnages qui ne visent qu’à s’élever au-dessus d’eux-mêmes, de rendre crédible ce trio amoureux qui rêve d’abolir la distance entre les êtres (« je sens ton âme »), qui s’efforce de réinventer l’amour en extirpant ce qui peut le rendre laid : la possessivité, la jalousie. D’autant que cela passe par un langage souvent imagé. Ainsi, l’on s’embrasse beaucoup dans la pièce, un peu comme dans les films américains de la grande époque : des baisers chastes, métaphores de l’acte amoureux, qui ici symbolisent l’union des êtres, tant spirituelle que charnelle. Une façon de se respirer le cœur, dirait Cyrano (la pièce de Rostand fut créée quelques mois seulement après celle de Maeterlinck).

Idéalisme

Au fond, la seule réserve que l’on pourrait formuler porte plutôt sur la question de la réception d’une telle œuvre par le public actuel. Que reste-t‑il en 2014 de l’horizon utopique d’une révolution de l’amour – une révolution que tenteront à leur manière quelques années plus tard les surréalistes (le trio Éluard, Gala, Max Ernst) ou certains de leurs contemporains (le Jules et Jim d’Henri‑Pierre Roché) ? Le spectateur d’aujourd’hui ne peut pas s’empêcher d’être partagé entre l’audace de la vision et le langage un peu daté qui sert à l’exprimer (le mot « âme » revient constamment). Amour pur, goût de l’absolu, sacrifice… Au-delà de la beauté du spectacle, cet idéalisme est‑il encore audible, alors même que la seule forme de partage amoureux que revendique notre époque est l’échange des corps ? Houellebecq aurait‑il à jamais démodé Maeterlinck ? Ce serait fort dommage. 

Fabrice Chêne


Aglavaine et Sélysette, de Maurice Maeterlinck

Mise en scène : Célie Pauthe

Avec : Bénédicte Cerutti, Judith Morisseau, Karen Rencurel, Manuel Vallade, et en alternance Joséphine Callies et Lune Vidal

Collaboration artistique : Denis Loubaton

Scénographie et costumes : Marie La Rocca

Lumières : François Fauvel

Son : Aline Loustalot

Photo : © Élisabeth Carecchio

La Colline • 15, rue Malte‑Brun • 75020 Paris

Métro : Gambetta

Réservations : 01 44 62 52 52

www.colline.fr

Du 7 mai au 6 juin 2014, du mercredi au samedi à 20 h 30, le mardi à 20 heures, le dimanche à 15 h 30

Durée : 2 h 15

29 € | 24 € | 20 € | 14 €

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