Mettez les voiles…
Par Sylvie Beurtheret
Les Trois Coups
Dans une odeur de poudre et de jasmin, le monde arabe s’embrase. Nous privant nous, petits touristes occidentaux trop gâtés, de nos destinations fétiches fleurant bon les dunes, les épices et la mer bleue sous des ciels limpides. Encore heureux : il nous reste le théâtre pour appréhender le monde ! Alors courez au Lucernaire prendre un billet pour « Au-delà du voile ». Vous ne regretterez pas le voyage.
Et quel voyage ! Foin des lunettes de soleil qui empêchent de voir, des casques sur les oreilles qui empêchent d’entendre et des pieds en éventail au bord de la piscine d’un luxueux hôtel. D’une brûlante actualité, ce voyage-là, insolent, solaire, poétique et charnel, vous entraîne dans le sillage de tous ces beaux combats de femmes. Vous jette sur les rives tourmentées de l’intégrisme religieux, des pouvoirs extrémistes, de la liberté, de l’identité, de la mémoire, de la modernité et des consciences déchirées. Et vous ouvre tout grands le cœur et l’esprit.
Ce sont là tous les thèmes de prédilection du très populaire dramaturge algérien Slimane Benaïssa, qui, en témoin responsable et engagé des convulsions tragiques de son cher pays, a toujours osé « un théâtre subversif, révélant les conflits latents et transgressant les tabous sociopolitiques et religieux ». Un théâtre au souffle puissant qui, en plein déchaînement du terrorisme islamiste, lui valut l’exil en France en 1993. Le célèbre auteur, comédien et metteur en scène à la double culture, avait alors déjà écrit, en arabe, puis en français, sa pièce Au-delà du voile, qui connut à Alger un grand retentissement populaire.
C’était au début des années 1990. Les islamistes pointaient le bout de leur barbe et l’Algérie plongeait dans le chaos, empoisonnée par le chômage, la violence, la pauvreté et l’intégrisme croissants. Dans le fracas de la montée de ces terribles périls, Slimane Benaïssa faisait entendre la voix de celles que les hommes muselaient. Rendant un vibrant hommage à la rage et à la difficulté de vivre de toutes ces femmes subtilement niées au nom de la tradition, de la religion et du machisme ordinaire.
Ce texte envoûtant, plein d’amour et d’humour
Vingt ans plus tard, il n’a pas pris une ride, ce texte envoûtant, plein d’amour et d’humour. D’autant que la metteuse en scène Agnès Renaud s’en est emparée avec grâce et intelligence, taillant en orfèvre toutes ses fulgurances. Pour nous offrir un bijou inventif mais sans artifice, où brille l’éclatante justesse de trois excellentes comédiennes.
D’abord, la légèreté transparente de ces voiles suspendus à leurs portants tout en courbures féminines. Derrière s’évaporent les notes lancinantes et orientales d’un musicien caressant ses tambours : battements de cœur, bruits sourds d’un dangereux dehors. Tandis que devant, dans l’intimité close d’une maison algérienne, maison-prison, maison-refuge, se délient les langues et se dévoilent les consciences : deux sœurs s’affrontent en une joute verbale et charnelle. Porter le voile où pas ? Tout est là… et au-delà.
Nous voilà magistralement captivés, emportés dans un duel aiguisé où chacune dégaine ses arguments. Et elles sont formidables de vérité, ces deux comédiennes au jeu tout en pleins et en déliés qui allie la puissance du verbe à la grâce du geste. L’aînée, femme au foyer forte de la seule tradition et de l’onction du ciel qui lui font accepter les fatalités d’ici-bas (Myriam Loucif, émouvante de fragile autorité dans son corps de liane), veut faire plier la cadette. Car l’instruite petite sœur (une Khadija el‑Mahdi toute de rondeurs adolescentes, convaincante en pouliche rebelle enragée de vie et de liberté) refuse le port de ce hidjab « linceul » imposé par son frère. Sœurs ennemies, elles ne se regardent ni se touchent, pour dire le fossé qui les séparent, montrer le drame de cette Algérie aux deux visages irréconciliables. Mais sœurs d’amour et de sang, partageant le doux miel des mêmes souvenirs d’enfance et l’amertume des mêmes souffrances, elles se frôlent soudain et s’enlacent. Instants de grâce.
Formidable trouvaille
Mais voici que déboule celle dont on guette les sporadiques et tonitruantes apparitions : la drolatique et hiératique Fatima Aïbout. À elle la partition satirique, quand elle se fait, avec un humour décapant, général, muezzin, imam, cheikh ou soufi. À elle aussi la voix ancestrale du fantôme de la mère, impérieuse et tendre, porteuse de la sagesse populaire et du message de réconciliation. Quelle formidable trouvaille que ce troisième et multiple personnage, inventé par une Agnès Renaud audacieuse et très inspirée dans sa grande prise de libertés avec le texte initial ! Car, quand cette sacrée Fatima Aïbout nous régale de ses pitreries, pousse ses youyous ensoleillés et chante de sa voix pénétrante à la magie tout orientale, on se dit qu’on les aime tous ces pays riches et miséreux, là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée où la démocratie pousse si mal.
Alors, le voile ou pas pour l’insoumise petite sœur ? Tout l’art de l’auteur consiste à ne rien révéler, ou à peine, nous laissant libres de forger notre propre opinion. Nous, qui avions mis les voiles, regrettons la fin de l’intelligent voyage. Et quand le noir se fait, rêvons d’un islam débarrassé de la violence de ses forcenés. Et, bien au-delà, pensons à toutes celles et ceux qui ne respirent plus l’air vif de la liberté, prisonniers des griffes obscures de l’intégrisme religieux. ¶
Sylvie Beurtheret
Au-delà du voile (si tu es mon frère, moi qui suis-je ?), de Slimane Benaïssa
Édité aux éditions Lansman
Reprise. Spectacle créé en novembre 2004 en Picardie
Cie de l’Arcade • 2, rue Deflandre • 02200 Soissons
Mise en scène : Agnès Renaud
Avec : Fatima Aïbout, Myriam Loucif, Khadija el‑Mahdi et le musicien Pascal Portejoie
Assistanat : Virginie Deville
Scénographie : Patricia Lacoulonche
Lumières : Véronique Hemberger
Costumes : Brigitte Massey
Photo : © Cie de l’Arcade
Le Lucernaire • 53, rue Notre-Dame-des-Champs • 75006 Paris
Réservations : 01 45 44 57 34
http://www.lucernaire.fr/beta1/index.php
Du 2 février au 26 mars 2011 à 18 h 30, du mardi au samedi, relâche les 24 et 25 février 2011
Durée : 1 h 10
25 € | 20 € | 15 €