Brève rencontre avec Brigitte Lefèvre, danseuse et chorégraphe

Brigitte Lefèvre © Aufeminin-com

« La danse
ne me suffisait pas »

Par Rodolphe Fouano
Les Trois Coups

Danseuse et chorégraphe, Brigitte Lefèvre a dirigé la danse à l’Opéra de Paris de 1995 à décembre 2014. Elle nous parle de son autre passion, le théâtre.

Vous avez été élève de l’école du Ballet de l’Opéra de Paris dès l’âge de 8 ans, à l’instigation de votre maman…

Ma mère est bien sûr à l’origine de ma vocation : elle adorait la danse. Elle était pianiste, « pianiste en tout genre », disait-elle. J’aime cette expression. Titulaire d’un prix du Conservatoire, elle pouvait interpréter magnifiquement les plus grandes pièces pianistiques, mais elle jouait aussi dans les cabarets de la rive gauche ou accompagnait la revue des Folies Bergère en répétition ou des opérettes au Théâtre de Paris… Et elle m’emmenait !

Est-ce là l’origine de votre goût du théâtre ?

Cela a développé en tout cas ma capacité à regarder. Un peu comme Pina Bausch qui, elle, observait le manège des clients dans le bistrot que tenait son père dans la Ruhr. Café Müller, son célèbre ballet, s’appuie sur cette expérience. On ne se contente pas du quotidien quand on fixe le quotidien : on regarde ailleurs, en développant une expression artistique. Pour ma part, j’ai vite compris que la vie était un champ théâtral extraordinaire.

On vous sent fascinée…

Les acteurs sont dans une espèce de surmoi, d’intériorité. Leur jeu est un mode qui me fascine, c’est vrai. J’ai dévoré les ouvrages de Stanislavski. La littérature dramatique aussi m’a beaucoup nourrie.

Je me suis vite aperçue que la danse ne me suffisait pas. J’ai ainsi connu des chocs littéraires, picturaux, philosophiques… Je me souviens d’avoir été littéralement saisie par une exposition consacrée à Jackson Pollock. Mes autres étapes sont liées à ma découverte de Freud, Dostoïevski, Bachelard… Artaud, bien sûr. La liste serait longue.

J’ai été très intéressée par le Living Theater, auquel j’ai trouvé la force du théâtre antique, et aussi par La Mama d’Ellen Stewart à New York. J’aime que les périodes et les influences se conjuguent.

Vous avez joué vous-même la comédie…

Jean Mercure m’a engagée en effet pour le rôle de Lisa dans les Possédés d’après Dostoïevski, au Théâtre de la Ville. C’est un très beau souvenir.

L’Opéra de Paris m’a aussi ouvert les portes de la Comédie-Française, à l’occasion de petits divertissements. J’ai eu ainsi le bonheur de croiser de grands acteurs, comme Robert Hirsch dans les Amants magnifiques, l’opéra-ballet de Molière.

Tout se construit : à la fois, ça se déroule, ça se grippe, ça se cristallise… J’aime beaucoup de choses !

Vous préférez l’ouverture et fuyez clans et chapelles…

C’est conforme à mon itinéraire ! J’ai plaisir à me souvenir que j’ai démarré par la danse rythmique. Irène Popard a initié une école en faveur d’une danse libre, dans la lignée d’Isadora Duncan. Ce sont des utopistes de l’art : Isadora Duncan ne rêvait-elle pas d’avoir un enfant avec Nijinski, estimant que le fruit de leur union serait le dieu ou la déesse de la danse ?

Je suis passée de la danse libre à la danse de rigueur. Je n’apprécie pas les qualificatifs que l’on attribue ordinairement à la danse classique. C’est à mon sens un mode d’expression vraiment extraordinaire. En entrant dans l’éducation d’une danse écrite, avec sa grammaire et son vocabulaire, j’ai eu tout le loisir d’apprendre à poser mon regard.

Sortis de l’Opéra, nous voulions échapper
à un langage par trop codé
et nous revendiquions le terme de théâtre.

Vous avez intégré le corps de Ballet en 1963 et vous y êtes restée jusqu’en 1972 avant de fonder avec Jacques Garnier votre propre compagnie de danse, le « Théâtre du Silence ». Ce nom n’est-il pas doublement paradoxal ?

Certainement. Quand on a décidé de quitter l’Opéra avec Jacques Garnier et quelques camarades, nous avons cherché un nom. Le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine rayonnait déjà… C’est le sculpteur Reynaldo Cerqueira qui l’a trouvé.

Sortis de l’Opéra, nous voulions échapper à un langage par trop codé et nous revendiquions le terme de théâtre. Quant au mot silence, j’aime sa résonance. Quand Mozart s’arrête, le silence est encore du Mozart… Mais avant un spectacle aussi, il est important de faire silence. Il ne faut pas arriver au dernier moment, poursuivre ses conversations ordinaires. Il y a une mise en condition utile qui passe par l’oubli de soi. Donc par le silence : avant comme après le spectacle. Notre choix s’expliquait par ces principes. Mais il a parfois généré quelques malentendus. Tantôt on nous prenait pour une compagnie de sourds et muets, tantôt on nous confondait avec Bob Wilson à cause du Regard du sourd !

Demeure-t-il une différence essentielle, selon vous, entre la danse et le théâtre ? Le métissage des disciplines, qui caractérise la scène contemporaine, ne rend-il pas caduque la distinction des genres ?

Je ne désapprouve pas la notion de métissage. Simplement, il ne faut tomber dans aucun travers. Seule compte la portée de la réalisation artistique. En 2004, j’ai invité Jérôme Bel à travailler à l’Opéra de Paris alors qu’il est considéré comme le pape de la non-danse ! J’y tenais beaucoup, car sa réflexion procède d’une idée de la danse. En témoigne son travail sur et avec Véronique Doisneau. En alliant différentes formes d’art, on peut cerner la singularité d’un projet artistique. Il n’y a pas d’interdits.

Lorsqu’un danseur dit un long texte à l’avant-scène, sans bouger, s’agit-il de danse ?

C’est alors un danseur qui fait une proposition théâtrale… On revient au mot théâtre ! Un acte théâtral passe par du texte et de la danse, le cas échéant, sans se limiter à l’un ou à l’autre. Peu importent les étiquettes. Ce sont des spectacles !

Vous n’avez cessé d’être une artiste militante. Même en devenant la première déléguée à la Danse, au sein du ministère de la Culture, vous n’avez jamais perdu votre regard critique…

Je suis essentiellement une artiste, en effet. Je n’ai pas fait d’études secondaires. Je suis une autodidacte. J’en assume la force, mais aussi les contraintes. Lors de mon expérience au ministère, j’ai été biberonnée par Maurice Fleuret pour qui j’avais une immense admiration et par Igor Eisner, qui a été compagnon de route de Michel Guy 1.

À quels problèmes de diffusion la danse contemporaine est-elle confrontée ?

Pour des raisons budgétaires, mais aussi de dimensions des salles, les propositions artistiques sont formatées. C’est évidemment dommageable. On sacrifie à la commodité. Je regrette aussi que la circulation des troupes ne soit pas plus développée. À commencer par celle des troupes françaises.

Il faut décloisonner ! Peu importe l’étiquette.

La répartition des rôles entre les grandes salles de Paris qui programment de la danse vous semble-t-elle satisfaisante ?

Le Ballet de l’Opéra de Paris est une entité dans l’entité : c’est une institution. Il est donc à part. Le Théâtre de la Ville marche magnifiquement. Je rends hommage aux prédécesseurs d’Emmanuel Demarcy-Mota : Jean Mercure, exceptionnel directeur animateur, puis Gérard Violette qui a conduit le vaisseau pendant si longtemps.

Quant au Théâtre national de Chaillot, il est l’objet depuis trois directions maintenant d’un rééquilibrage en faveur de la danse. Le théâtre dramatique n’y occupe plus qu’un tiers environ de la programmation. Je suis tout à fait favorable à cette orientation, même si je sais qu’elle continue à choquer bien des gens de théâtre. Ils ont le sentiment qu’on leur a arraché une place forte. Je ne vois pas les choses comme ça. Cette mesure permet des propositions variées. Le répertoire est plus ouvert. C’est une bonne chose pour la danse, devenue dans la société actuelle un modèle de communication. Elle est l’objet d’empathie. Le public, souvent jeune, est au rendez-vous. J’apprécie beaucoup le travail de Didier Deschamps. Il y a trop peu de lieux où le théâtre et la danse se croisent. Il faut décloisonner ! Peu importe l’étiquette. Ce sont des spectacles !

La saison 2014-2015 s’achève. Elle est marquée, à l’Opéra de Paris, par le départ d’Aurélie Dupont que vous aviez nommée « Étoile »…

J’ai conçu cette saison pour favoriser la transition avec Benjamin Millepied. Ça a pulsé avec Pierre Rigal qui y a créé sa première chorégraphie pour la compagnie… Ce fut plus classique avec John Neumeier… Mais l’ensemble a été très bien accueilli par le public. C’est tout le travail de vingt ans qui est récompensé : il y a un élan. Je m’en réjouis.

Quant à Aurélie, elle a participé à cette avancée. C’est une très jolie jeune femme, dans l’air du temps. Elle ne cesse de me surprendre. Sa façon d’être me touche. Elle a surtout beaucoup à dire encore et à faire.

L’Opéra de Paris vous manque-t-il ?

Je ne le dirais pas comme ça. J’ai quelques irritations qui passeront, ce n’est pas l’essentiel. Ce qui me manque, c’est l’échange et la confiance permanente avec certains artistes. J’ai nourri pour eux une vraie affection, et nous sommes maintenant confrontés à la nécessité pour moi d’aller ailleurs et pour eux de continuer à avancer.

Quelle suite préparez-vous ?

Je ne souhaite pas revenir à la chorégraphie, mais m’orienter vers la mise en scène. D’où les Cahiers de Nijinski que j’ai montés en janvier dernier avec Daniel San Pedro au Théâtre de l’Ouest-Parisien : Clément Hervieu-Léger et Jean‑Christophe Guerri y interprétaient la figure du danseur. Ce n’est pas une chorégraphie à proprement parler, même s’il y a une écriture du corps. Le personnage de Nijinski avec ses pulsions et ses élans est fascinant.

Je veux poursuivre dans cette voie. Je me sens happée par tout ce que j’aime. J’ai envie de continuer à construire.

Propos recueillis par
Rodolphe Fouano


Brigitte Lefèvre est également directrice artistique du Festival de danse de Cannes, qui se déroulera du 20 au 29 novembre 2015.

http://www.festivaldedanse-cannes.com/fr/programme-festival-de-danse

  1. Michel Guy, conseiller artistique du Festival international de danse de Paris, fondateur et directeur du Festival d’automne, a été secrétaire d’État à la Culture de juin 1974 à août 1976. Igor Eisner fut nommé, au sein du ministère de la Culture, inspecteur général de la danse, en 1975. Maurice Fleuret fut directeur de la Musique et de la Danse, de 1981 à 1986.

Photo de Brigitte Lefèvre : © Aufeminin.com

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