« Ça bute à Montmartre », de Jean Aragny, Eddy Ghilain, Charles Helem, Pierre Larroque, Maurice Level…, Ciné 13 Théâtre à Paris

Ça bute à Montmartre © Frédéric Jessua

Aâââââââââââââââââh !, hurla‑t‑elle

Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups

Frédéric Jessua et ses potes se sont réunis pour ressusciter le théâtre du grand-guignol, ancêtre artisanal cruel et câlin du film d’épouvante. Au programme de « Ça bute à Montmartre », six pièces courtes amoureusement mises en scène par cinq dangereux perfectionnistes : Jonathan Hume, Frédéric Jessua, Jean‑François Mariotti, Isabelle Siou et Jean‑Patrick Vieu. C’est au Ciné 13 Théâtre, là-haut à Montmartre, d’où le titre. Frissons, rires et cris de terreur obligatoires. Mon conseil : n’y allez pas seul. Suivez le guide.

Quelques semaines plus tôt, ils donnaient en avant-première l’intégrale (cinq heures et quelque de spectacles) au Théâtre Berthelot de Montreuil. Trois Coups oblige, me voilà Croix-de-Chavaux à la recherche de ce marathon de l’hémoglobine. Pas trop rassuré tout de même, j’ai emmené avec moi ma Gigi. Une mamy superstar habituée à garder une demi-douzaine de petits monstres. Certains l’ont même forcée à voir Scream 2 trois fois. La mère de Gigi elle-même allait jadis au Grand-Guignol se gaver d’horreurs. Il y a des familles comme ça. Bon, on s’assied. Je n’en mène pas large. J’ai l’impression d’être monté dans le grand huit. Le rideau s’ouvre… Gigi, j’ai peur !

Les titres parlent d’eux-mêmes : l’Atroce Volupté, les Détraquées, le Baiser dans la nuit, la Loterie de la mort… Pourtant, si toutes les pièces reposent sur le même principe – nous faire passer un sale quart d’heure (avec notre consentement) –, chacune le fait à sa manière. En gros, il y en aurait trois, de manières : l’insoutenable, la tordante et la raffinée. Les trois cohabitent d’ailleurs quelquefois dans la même pièce, histoire de varier les plaisirs. L’immense mérite de ces minidrames, souvent en deux actes, c’est d’abord d’être bien ficelés, et ensuite de permettre à leurs interprètes de sortir « le grand jeu ». Seule règle : être sincère. Même et surtout quand c’est énorme. Il faut bannir le second degré et savoir jouer.

C’est éminemment le cas ici. Que des bons ! En tout, plus d’une trentaine d’acteurs déchaînés qui se relaient. Marjorie de Larquier, Dominique Massat, Élise Chièze, Cécile Pericone et Maline Cresson, par exemple, se surpassent dans leurs rôles d’amoureuses hystériques. Bien sûr, en les entendant implorer leurs amantes ou amants, à coups de « traîtresse », de « misérable » et autres cris déchirants, on se dit : certes, ce n’est pas du Claudel. N’empêche, qu’est-ce qu’on rit, et qu’est-ce qu’on frémit ! Mais ces messieurs ne sont pas en reste. Que ce soit Jonathan Frajenberg, Aurélien Osinski, Franck Clément, Grégory Montel, Thibault Sommain, Thibault Corrion, Laurent Papot ou Julien Buchy, on peut dire qu’ils y vont. Pour rester dans le ton, ils sont tous sensationnels.

Selon la charte tacite que nos cinq metteurs en scène ont signée entre eux : « On n’édulcore pas pour plaire à tout prix. Le grand-guignol l’interdit. ». On croirait un serment de spectres par une nuit sans lune. Blague à part, un grand bravo à Frédéric Jessua d’avoir su coordonner toutes ces énergies. « On n’édulcore pas, on n’édulcore pas »… Parfois, on aimerait bien qu’ils édulcorent un peu. Moi, je n’ai pas honte de le dire, au début du Baiser de sang, j’ai bien failli tourner de l’œil. Une trépanation là, en direct. Je vous préviens : mangez léger. C’est pourtant mon préféré, avec l’Atroce Volupté. Car, là non plus, ils ne lésinent pas. Plaies béantes, membres mutilés… brrr ! Les maquillages, qui ont fait dans ce domaine d’épouvantables progrès, ne vous épargnent presque rien. Heureusement, c’est chaque fois aussi violent que bref. Mais parfois il y a des ellipses et, là, c’est presque pire. Je songe à l’homme vitriolé du Baiser dans la nuit

Et le contenu ? Comme le reste : aussi tordu que tordant. Les textes charrient préjugés et poncifs à la tonne : les femmes y sont forcément fatales, les lesbiennes perverses, les médecins sadiques, les cocus vindicatifs, l’avocat un vendu, la pauvresse une traînée, le riche un incompris et ainsi de suite. S’emparant de ce fatras de stéréotypes, de frustrations et de peurs collectives, les metteurs en scène s’en donnent à cœur joie. Éclairages crépusculaires, rideaux rouge sang. Même celui d’un banal barbier (la Loterie de la mort) devient par le jeu de l’éclairage celui d’une hilarante boucherie dada. Et que dire du divan freudien plaisamment glissé dans le décor pseudo-asiatique de l’Atroce volupté : une pure merveille ? Ou de la verrière du Baiser de sang soudain illuminée par un grand éclair qui fait apparaître au mystérieux M. Joubert sa chère (chair ?) disparue ? C’est beau comme du Gaston Leroux, à qui on doit d’ailleurs l’Homme qui a vu le diable, point de départ de cette aventure (voir entretien avec Frédéric Jessua du samedi 27 juin 2009).

Dans l’ensemble, ce sont pourtant d’inoffensifs médecins, quelquefois aliénistes tout de même, qui signaient à l’époque, sous des pseudos, la plupart de ces « curiosités » volontiers scabreuses. Qu’on s’en souvienne, il s’en passait de belles dans les loges douillettes du Grand-Guignol ! Aussi curieux que cela paraisse, l’atrocité émoustille. Tant qu’elle est simulée, bien sûr. Ce n’est pas Michael Haneke (Palme d’or à Cannes cette année) qui me contredira, lui qui a bâti son œuvre sur ce concept un rien roublard du « voyeur vu ». Vertigineuse ambiguïté qu’assume avec génie, tant pis le mot est lâché, toute la troupe, mais notamment Jean‑François Mariotti. Sa Gabegie grand-guignol est un chef-d’œuvre d’humour noir et de fureur vengeresse contre l’exploitation du fait-divers par les médias. Voir Cécile Pericone en as du scalpel, et tenue légère, affronter Thibault Corrion cyclope absurde de l’enfance martyre répare bien des abus audiovisuels. Cette fois encore, on rit de se voir si bête en ce miroir.

Je vous renvoie pour les détails et autres aspects pratiques au site du spectacle (www.cine13-theatre.com). Pour moi, une chose est sûre : avec leur Ça bute à Montmartre, les compagnies Acte 6, l’Incartade et Heautontimoroumenos peuvent être fières d’elles. Non seulement on a vraiment peur, mais en plus on ne veut plus partir ! 

Olivier Pansieri


Ça bute à Montmartre, de Jean Aragny, Eddy Ghilain, Charles Helem, Pierre Larroque, Maurice Level, Jean‑François Mariotti, Max Maurey, Francis Neilson, Georges Neveux, Olaf et Paulau, Pol d’Estoc

Acte 6 | l’Incartade | Heautotimorouménos

http://data.bnf.fr/atelier/14705549/acte6/

http://lacompagniedelincartade.googlepages.com

www.heautontimoroumenos.com/gabegie/troupe.php

Mise en scène : Jonathan Hume, Frédéric Jessua, Jean‑François Mariotti, Isabelle Siou, Jean‑Patrick Vieu

Avec : Justine Bachelet, Amandine Blanquart, Krisitina Chaumont, Élise Chièze, Maline Cresson, Marjorie de Larquier, Noémie Ksicova, Dominique Massat, Clémentine Marmey, Stéphanie Papanian, Julie Macqueron, Isabelle Siou, Laure‑Lucile Simon, Irina Solano, Thomas Bousquet, Julien Buchy, Franck Clément, Thibault Corrion, Jonathan Frajenberg, Jonathan Hume, Thomas Hoff, Frédéric Jessua, Grégory Montel, Laurent Papot, Aurélien Osinski, Thibault Soumain, Maxime Tschibangu, Nicolas Sorhaitz, Jean‑Patrick Vieu

Lumière : Florent Barnaud, Jean‑Yves Pascal, Victor Veyron

Costumes : Victoria Vignaux, Iveta Holanova

Son : Xavier Ruiz

Maquillages et effets spéciaux : Laura Ozier, Élodie Martin, Marine Alexandre, David Scherer

Scénographie : Frédéric Jessua, Florent Barnaud, Xavier Ruiz

Régie : Yann Boutigny‑Lizerand

Construction : Thierry Ortie

Photo : © Frédéric Jessua 

Productions Acte 6, l’Incartade et Heautotimorouménos

En coréalisation avec le Théâtre du Beauvaisis de Beauvais, le Théâtre Berthelot de Montreuil, le Ciné 13 Théâtre

Avec le soutien de l’agence Dynamite et de la ville de Montreuil

Ciné 13 Théâtre • 1, avenue Junot • 75018 Paris

Métro : Abbesses, Lamarck-Caulaincourt

www.cine13-theatre.com

Réservations : 01 42 54 15 12

Du 3 juillet au 3 août 2009

Durée : selon programme

25 € | 18 €| 12 €

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