« Cet enfant », de Joël Pommerat, Théâtre des Bouffes‐du‑Nord à Paris

Cet enfant © Élisabeth Carecchio

Famille, je vous haine

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Qu’est-ce qu’être parent ? En une dizaine de courtes scènes, Joël Pommerat raconte dans « Cet enfant » la difficulté d’assumer cette responsabilité et la complexité du lien familial. Une pièce poignante dirigée de façon magistrale et interprétée par des acteurs excellents.

Le bonheur parental est la norme. Néanmoins rien n’est moins évident que s’épanouir avec ses proches. Comme dit l’adage : « On ne choisit pas sa famille ! ». En contrepoint du père et de la mère idéale ou fantasmée, l’auteur a créé des figures marquantes, tragiques même, qui associent des parents ordinaires à des grands mythes.

Pourtant, à l’origine de Cet enfant, il y a eu des rencontres avec des femmes de Normandie vivant en cité. En écho, en hommage parfois, ces échanges ont inspiré à Joël Pommerat une série de textes sur les rapports entre parents et enfants. Une première version brute de cette œuvre a tourné dans des centres sociaux de la C.A.F. et au C.D.N. de Caen, avant sa création, dans sa forme définitive, à Paris-Villette en 2006. Avec plusieurs autres des spectacles de la Cie Louis‑Brouillard, Cet enfant est effectivement devenu emblématique du projet de constituer et de faire vivre un répertoire sur la plus grande durée possible. D’où cette reprise fort appréciable, car, huit ans après, l’émotion est toujours aussi intense. Pour quelles raisons cette pièce touche-t-elle donc autant ?

Une pièce uppercut

De près ou de loin, nous sommes tous concernés, peut-être pas en tant que parent, mais tout du moins comme fils ou fille de. Et puis la pièce pose des questions essentielles : rate-t-on sa vie si l’on n’a pas d’enfant ? Mais outre l’universalité du thème, c’est son approche qui bouleverse.

Même si les situations sont dures, elles sont jouées sans jugement ni sentimentalisme. Tous les personnages restent dignes. Pas de morale ici, malgré la violence du propos. C’est déjà assez compliqué ! Femme enceinte dans l’effroi d’accouchement, mère possessive, voire dépressive, père tyrannique quand il n’est pas battu, fille ingrate, fils culpabilisé… en quelques minutes, chacun, sur le fil du rasoir, s’incarne, et sa névrose occupe tout l’espace jusqu’à la chute de la scène, souvent étonnante. Ça remue !

Une mise en scène au scalpel

Au service du style Pommerat, direct et épuré, les comédiens – tous excellents – s’engagent sans filet. Tout en retenue, le fils brimé, devenu adulte, crève l’abcès et cloue le bec à son géniteur, tandis que d’autres personnages profèrent tout haut les non-dits, brisent les tabous. Crient, éructent. Enfantent une parole parfois salvatrice. Car tout l’enjeu de la pièce est là : parler pour calmer ses angoisses, pour rompre la solitude. Ce qui n’empêche pas le corps d’exprimer la colère ou la détresse. En effet, la tension dramatique est palpable : une mère va reconnaître le cadavre de son fils à la morgue ; une autre offre son bébé à ses voisins…

Parfois, cela confine à l’absurde : donner la vie pour faire mourir sa mère ! Écrite et mise en scène au scalpel, cette pièce sonne pourtant tellement juste. De façon implacable, l’auteur résume tout un monde. D’ailleurs, à plusieurs reprises, la question revient : « Où sont les pères ? ». Les lumières contribuent également pour beaucoup à nous éclairer sur les enjeux dramaturgiques.

Bien qu’indépendantes les unes des autres, ces séquences se répondent. Pas de fondu enchaîné, mais des « cuts » brutaux qui nous plongent dans nos propres souvenirs. Sur ce plateau nu sculpté de clairs-obscurs, ces scènes produisent un effet miroir : sans crier gare, la victime devient ensuite bourreau. La haine en héritage ! Voilà aussi toute la perversité de la transmission.

Des âmes blessées, des corps meurtris, des monstres tellement humains. Des mots qui cognent. Des images qui s’impriment dans les rétines. Des interprètes hors pair. Bref, un chef-d’œuvre que cette pièce-là ! 

Léna Martinelli


Cet enfant, de Joël Pommerat

Actes Sud-Papiers, 2010

Cie Louis-Brouillard • 37 bis, boulevard de la Chapelle • 75010 Paris

01 44 65 72 90

Mise en scène : Joël Pommerat

Avec : Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Lionel Codino, Ruth Olaizola, Jean‑Claude Perrin, Marie Piemontese

Musique interprétée par : Aymeric Avice, Guillaume Dutrilleux (trompette), Boris Boublil (claviers, orgue, piano électrique), Antonin Leymarie (batterie), Rémi Sciuto (saxophone, synthé basses), Fred Pallem (guitares, basse)

Scénographie et lumières : Éric Soyer

Costumes : Isabelle Deffin

Création musicale : Antonin Leymarie

Recherche et réalisation de l’écriture sonore : François et Grégoire Leymarie

Installation sonore : François Leymarie

Accessoires : Thomas Ramon

Documentation : Évelyne Pommerat

Recherche documentation : Caterina Gozzi

Direction technique : Emmanuel Abate

Régie lumière : Jean‑Pierre Michel

Régie son : Grégoire Leymarie

Photo : © Élisabeth Carecchio

Théâtre des Bouffes-du-Nord • 37 bis, boulevard de la Chapelle • 75010 Paris

Réservations : 01 46 07 34 50

Site du théâtre : www.bouffesdunord.com

Du 10 septembre au 27 septembre 2014, du mardi au samedi à 21 h 30, samedi matinée à 16 heures, relâche dimanche et lundi

Durée : 1 h 10

30 € | 24 € | 19 €

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