« Chto. Trilogie », de Sonia Chiambretto, Théâtre de la Cité‑Internationale à Paris

Mon képi blanc © Hervé Bellamy

« Chto » : trois belles figures de l’exil

Par Vincent Morch
Les Trois Coups

Sonia Chiambretto travaille sur le vivant. Elle recueille des témoignages et cherche, à travers une réécriture exigeante, à exprimer la quintessence de leur parole. « Chto. Trilogie » regroupe ainsi trois parcours d’exilés très différents, mais qui ont tous en commun de perdre leur identité en même temps que leur langue. Jouant sur tous les registres, du tragique au comique, ces trois pièces, intelligemment reliées les unes aux autres par la mise en scène d’Hubert Colas, valent que l’on s’y arrête.

Chto, interdit aux moins de 15 ans retrace l’exil de Sveta, une jeune Tchétchène que Sonia Chiambretto a rencontrée dans un centre d’apprentissage du français. De Grozny à Saint-Pétersbourg, puis de Saint-Pétersbourg à Marseille, cette fuite des combats se révèle autant un voyage à travers l’espace qu’à travers les langues. Car Sveta parcourt aussi les frontières du tchétchène, du russe et du français, et finit par parler une langue mêlée qui reflète la confusion de son identité propre.

Pour exprimer ces idées, Sonia Chiambretto a pris le parti de restituer la parole de Sveta au plus près, de conserver ses idiotismes, ses fautes de syntaxe et de prononciation. Elle a fait le choix également de respecter ses obsessions, en lui faisant répéter plusieurs scènes (contrôles humiliants par des soldats russes, bombardement d’une colonne de réfugiés, assassinat de son père). Cette mémoire bégayante, happée par l’horreur de ces scènes, fait que Sveta vite toujours dans un état de grande tension intérieure. Elle ne sait plus ce que veut dire vivre en paix.

Ce texte précis, âpre et dur, est admirablement servi par l’énergie et la rigueur de Claire Delaporte. Malgré des déplacements lents et très limités, malgré des gestes comptés, elle parvient à occuper tout l’espace de ce grand cube blanc où elle se tient seule, debout. Surtout, elle réussit à insuffler de la vie et à rendre charnelle cette matière textuelle aride. Oscillant entre dureté, vulnérabilité et tendresse, elle arrive à créer de l’empathie pour la petite Sveta. Elle est pour cela intelligemment secondée par des projections vidéo et par la bande-son (projection de motifs du papier peint de la chambre de Sveta à Grozny, chat informatique, petit film de promenade). L’ensemble se révèle, au final, réussi et puissant.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, Mon képi blanc est une pièce comique. Elle traite pourtant d’un thème qui ne l’est guère : la carrière d’un légionnaire d’origine allemande, qui a servi dans les années 1950-1960 en Indochine, à Djibouti et en Algérie. Ce qui lui confère ce caractère comique, c’est l’absurdité de la condition de légionnaire, malicieusement soulignée par la naïveté presque touchante de la narration. Tout y passe : les opérations où il se passe quelque chose, celles où il ne se passe rien, la manière de nettoyer un képi, la musique, les bordels militaires de campagne, les kermesses, les changements de nom et de nationalité. Ce dernier point constitue le cœur de la pièce : ces hommes qui fuient leur pays, souvent pour raison judiciaire, reçoivent une nouvelle identité, totalement arbitraire, et se fondent dans le grand « On » de la Légion étrangère.

Pourtant, malgré quelques bons éclats de rire, cette pièce a moins convaincu que la précédente. Bien que d’un accès nettement plus aisé que Chto, elle a semblé en comparaison moins dense, moins tendue. Et le dispositif scénique a paru poser un véritable problème. En effet, les micros, derrière lesquels se tient Manuel Vallade presque toute la durée de la pièce, constituent un obstacle à son énergie. Coincé derrière eux, obligé de se tenir droit et statique, il adopte en compensation de soudaines poses incongrues. Une d’entre elles, à mi-chemin entre une garde de karaté et le mime d’un motocycliste, a laissé quelque peu dubitatif.

Si les effets vidéo sont plus pauvres que ceux de Chto, Mon képi blanc peut être en revanche crédité d’une belle trouvaille sonore : à plusieurs reprises, Manuel Vallade entonne des chants de la Légion, avec des voix dont on n’a pas réussi à saisir si elles étaient préenregistrées ou si c’était la sienne, répercutée et diversement déformée par les micros qui l’entourent. Cette idée livre une clé de lecture de la pièce : la voix de ce légionnaire est celle de tous les autres, unis dans la perte de leur identité et dans une histoire qui est plus que commune, semblable. Mais elle occasionne surtout un réel moment d’émotion, car le chant par lequel se termine la pièce est vraiment touchant.

Avec 12 sœurs slovaques, nous passons de la musique militaire à la musique religieuse. À l’extérieur du cube noir qui définit l’espace scénique, Nicolas Dick, habillé en clergyman (le col romain en moins), mixe sa propre voix. L’évocation d’une atmosphère de couvent est tout à fait saisissante. La scène, éclairée avec des bougies posées sur le sol, restera pendant toute la pièce plongée dans une semi-obscurité. On n’arrivera pas à saisir les détails du visage de Dominique Frot.

Celle-ci interprète sœur Rosa, une Tchécoslovaque arrivée en France à l’âge de 8 ans et sitôt mise au couvent. Au début, animée d’un profond enthousiasme religieux (elle désire imiter Thérèse de Lisieux), elle est vite confrontée à la maladie, à la perversité de sa mère supérieure, à la monotonie de la règle. Coupée de sa famille, coupée de son pays, ayant abandonné jusqu’à son nom, elle avance vers une solitude de plus en plus effrayante.

Ce parcours profondément tragique est illuminé par la prestation de Dominique Frot. Pourtant, on doit reconnaître qu’il a fallu d’assez longues minutes d’adaptation à sa voix si particulière (et pas toujours bien articulée) et à son jeu, estimé de prime abord trop… théâtral. Elle usait en effet (et semblait abuser) de grimaces et d’effets expressifs en tout genre, au point qu’elle paraissait presque se situer dans un registre clownesque. Mais cette fraîcheur et cette naïveté ont fini par emporter l’adhésion, car elles se révélaient en parfaite cohérence avec son personnage de femme-enfant, simple, spontanée et pleine de bonté. Lorsque l’on sent poindre l’aigreur, l’effet en est d’autant plus saisissant.

Chto. Trilogie mérite d’être vue dans son intégralité, afin de ne rien rater des nombreuses résonances qui se répercutent d’une pièce à l’autre. Mais pour ceux que cette aventure effraie quelque peu, et qui acceptent de se confronter à une pièce exigeante, c’est Chto, interdit aux moins de 15 ans, auquel va notre préférence. 

Vincent Morch


Chto. Trilogie, de Sonia Chiambretto

Mise en scène, scénographie : Hubert Colas

Avec : Claire Delaporte (Chto, interdit aux moins de 15 ans), Manuel Vallade (Mon képi blanc), Dominique Frot, Nicolas Dick (12 sœurs slovaques)

Lumière Encaustic : Pascale Bongiovanni, Hubert Colas

Lumière pour 12 sœurs slovaques : Hubert Colas et Nicolas Marie

Vidéo : Patrick Laffont

Son : Nicolas Dick

Assistante à la mise en scène : Sophie Nardone

Assistant à la scénographie et régie générale : Nicolas Marie

Confection matelas Chto : Relax Factory

Création costumes : Fred Cambier

Réalisation des costumes pour 12 sœurs slovaques : Virginie Petit

Photo de « Mon képi blanc » : © Hervé Bellamy

Théâtre de la Cité-Internationale • 17, boulevard Jourdan • 75014 Paris

Réservations : 01 43 13 50 50

Du 5 au 20 novembre 2009

Intégrales les 5, 6, 7, 13, 14, 20 novembre 2009 à 19 heures

Le 9 novembre 2009 à 20 heures et le 19 novembre 2009 à 19 heures : 12 sœurs slovaques ; Chto, interdit aux moins de 15 ans

Les 10 et 17 novembre 2009 à 20 heures : 12 sœurs slovaques et Mon képi blanc

Le 12 novembre 2009 à 19 heures et le 16 novembre 2009 à 20 heures : Chto, interdit aux moins de 15 ans et Mon képi blanc

Durées : Chto, interdit aux moins de 15 ans : 55 minutes ; Mon képi blanc : 45 minutes ; 12 sœurs slovaques : 55 minutes

Soirées deux spectacles : 21 € | 14 € | 10 €

Intégrale : 26 € | 21 € | 14 €

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