E Teatrale, festival du théâtre de Corse, 7e édition, du 10 mars au 16 mars 2011 à Bastia

Jean-Pierre Lanfranchi © D.R.

E Teatrale : l’appel
du large

Par Sylvie Beurtheret
Les Trois Coups

E Teatrale ? C’est à Bastia. Et c’est « le » festival du théâtre de Corse. Un outil de représentation et de promotion fort précieux pour toute une profession bien vivante, mais en mal de notoriété. Parce que isolée, là-bas, sur son île. Du 10 au 16 mars 2011 s’est tenue la 7e édition du genre. Reportage sur un sacré défi.

Non, la misère n’est pas moins pénible au soleil ! En ces gros temps de disette budgétaire, le théâtre corse crie presque tout autant famine que sur le continent. Et, insularité oblige, souffre d’un cruel manque de reconnaissance. Double peine, donc. Mais E Teatrale est là, qui met du baume au cœur. Avec les modiques moyens du bord et dans un joyeux parfum de folklore. J’y ai rencontré de bien belles, généreuses, sincères et enthousiastes personnes. Des militants de la culture qui s’investissent corps et âme (et souvent bénévolement) pour que s’épanouisse et surtout s’exporte toute une création théâtrale poussant comme le maquis sur l’île. Histoire que sur le continent, on sache : il n’y a pas que Robin Renucci et les polyphonies en Corse ! Encore faudrait-il, dans ce foisonnement vivace, séparer le bon grain de l’ivraie.

Mais là n’est pas encore la volonté du festival E Teatrale, porté à bout de bras par son zélé directeur artistique Jean‑Pierre Lanfranchi. « Nous tenons avant tout à montrer aux programmateurs invités une vitrine la plus éclectique possible de la création insulaire. Budget oblige, nous n’avons pu mettre que dix spectacles à l’affiche de la programmation officielle, mais tous méritaient d’être vus ! » affirme, regard bleu horizon sous le galure de feutre, ce sympathique loup des mers portant fier ses 58 ans et ses multiples casquettes (professeur de sport, comédien et professeur de théâtre au sein de sa propre compagnie, chanteur polyphonique et, ça peut aider, membre du Conseil économique et social !). « E Teatrale n’est pas mon festival, prêche-t-il inlassablement. C’est un outil collectif, un outil de partage dont les programmateurs et les compagnies doivent s’emparer ! » Patience et longueur de temps… : il semblerait que cette fois la mayonnaise commence à prendre.

Les compagnies corses ?

La preuve : cette année, une vingtaine de compagnies se sont présentées, qu’il a bien fallu choisir. À l’arraché ! Créant dans les rangs quelques déceptions et grincements de dents. Les compagnies corses ? C’est un peu le flou artistique. Il en existerait plus de 30. « Mais, à mon avis, il ne doit y avoir que 11 compagnies professionnelles, dont seulement 4, je crois, sont conventionnées » comptabilise prudemment Marie‑Jeanne Nicoli, directrice du Théâtre municipal d’Ajaccio. Un petit monde pas toujours très solidaire. « Isolement géographique, féodalismes locaux, rivalités exacerbées… la volonté de travailler ensemble a toujours beaucoup manqué.

Certes, les choses évoluent aujourd’hui vers une plus grande maturité, grâce notamment à cet outil d’ouverture qu’est le festival. « Mais tout ça reste fragile », souligne le très engagé Olivier Van der Beken, directeur du centre culturel Anima (au fin fond de la plaine orientale), professeur de musique aux faux airs de Mick Jagger et comédien à ses heures. « Et puis, même si les mentalités commencent à changer sérieusement », poursuit Francis Aïqui, auteur, metteur en scène, comédien et directeur du Théâtre Aghja à Ajaccio, « quand on dit je fais du théâtre en corse, cela semble toujours un peu suspect et pas très porteur, tant on a souvent tout mélangé : culture, identité, tradition, militantisme, indépendantisme… ».

« Depuis, trois pièces ont pu tourner sur le continent »

Toujours est-il que, grâce au festival, quelques programmateurs curieux ont fini par pointer le bout de leur nez, désireux de voir la création made in Corsica. Et pourquoi pas d’acheter quelques spectacles pour remplir leurs salles. « Ce n’est qu’en 2008 qu’ils ont commencé à venir », se souvient Aline Filippi, une ancienne comédienne et chanteuse de polyphonies corses aux allures de Joan Baez qui ne compte plus les coups de téléphone pour attirer le chaland. « Depuis, trois pièces ont pu tourner sur le continent », se réjouit-elle. Ou plus exactement dans le sud de la France, les programmateurs « capturés » par la belle faisant tous partie du Cercle de midi (le réseau des programmateurs de spectacles vivant en région Provence-Alpes-Côte d’Azur).

Accueillis comme il se doit par son lumineux sourire, ils sont six cette année à avoir fait le voyage. Il y a là les vieux fidèles d’Aubagne, de Toulon et de Cannes (le directeur du palais des Festivals, Bernard Oheix, se frotte les mains d’avance : « Je suis un inconditionnel, on dégote toujours ici quelques petits bijoux ! »), ainsi que deux nouvelles recrues de la banlieue d’Aix-en-Provence. Mais de producteurs parisiens… point encore à l’horizon ! « Ils nous disent : venez jouer à Paris, on viendra vous voir… ! », brocarde M. Lanfranchi.

Mais, sous le sourire goguenard, perce l’anxiété. Car, si le soutien financier de la Collectivité territoriale de Corse (C.T.C.), de la mairie et du conseil général semble acquis, le montant de la manne reste encore un mystère. « À ce jour, nous n’avons que 800 € sur le compte. Mais les subventions devraient bientôt tomber : très à l’écoute, la nouvelle mandature de gauche élue tout récemment aux régionales paraît vouloir prendre la politique culturelle au sérieux » se rassure Jean‑Pierre Lanfranchi, qui doit aussi gérer les imprévus de dernière minute. Il y a la triste nouvelle (deux comédiens malades) bousculant la programmation. Et cette foutue grève de marins C.G.T., qui, dans le port de Marseille, clouent à quai les navires de la S.N.C.M.… et les décors d’un spectacle ! « Aïo ! », comme disent les Corses, si l’an dernier E Teatrale a dû déclarer forfait (toutes les salles de spectacle étant réquisitionnées, élections régionales obligent), cette fois, la 7e édition aura bien lieu !

L’évènement est d’ailleurs annoncé haut et clair par toute la ville. « On a frappé fort ! 250 affiches dans les magasins et 30 sur les Abribus, 5 000 tracts, 2 500 programmes… », égrène, pas peu fier, le responsable de la communication Gilles Hillion. Mais bien des passants interrogés, noyés peut-être sous l’affichage glouton des cantonales, m’avouent n’y avoir vu que du feu ! En tout cas, l’immense et froid plateau du Théâtre municipal, la salle polyvalente pas très affriolante de Lupino et l’ancien couvent poussiéreux de Sant’Angelo attendent de pied ferme les spectateurs ! « Ce fut “Astérix et les 12 Travaux d’Hercule” que d’équiper correctement ces salles ! Mais on est prêt » jure, à la régie générale, Paul Sciacca, fort de sa petite équipe de cinq techniciens. Le festival peut commencer !

Bien des spectacles m’ont laissée à quai

Et la diversité annoncée est bien là, témoignage d’une création effervescente. Dommage que l’exigence artistique, elle, se fasse si discrète. Coupant court aux chances de voyage. Trop bavard, trop complaisant, trop figé, trop récité, trop cliché, trop mis en lecture, trop amateur, trop soporifique, trop abscons, trop, c’est trop… ! Ou pas assez ! Pas assez de poésie, d’émotion, d’intériorité, de vie… Stop, n’en jetons plus, c’est trop facile ! Car, derrière tout ça, je sais tellement la passion, la recherche, le travail infiniment louable et respectable. Avouons juste, tout simplement, que bien des spectacles m’ont laissée à quai. Sauf deux énormes coups de cœur qui tiennent de l’uppercut.

Ce fut le foudroyant Bastia l’hiver et la rencontre choc avec deux incroyables talents : Noël Casale et Antonia Buresi. D’abord, l’auteur et metteur en scène bastiais Noël Casale (trois pièces encore non publiées et une cinquième en devenir) qui, nous plongeant violemment dans les eaux noires, âpres et troubles d’une société corse figée par l’omerta et les assassinats, touche à l’universel et en appelle à la nécessaire prise de conscience. Captivée par cette pièce superbe (qui devrait se jouer au Colombier de Bagnolet), je ne me doutais pas qu’à l’aube, un jeune de 25 ans, ancien membre de Clandestini Corsi, tomberait sous les balles à deux pas du Théâtre municipal. Le troisième assassinat depuis le début de l’année…

L’infrangible Antonia Buresi et le désopilant Didier Ferrari

Et puis, il y a la frêle, l’infrangible et téméraire Antonia Buresi, qui respire et parle par tous les pores de son corps. À 18 ans, l’incandescente et impudente comète quittait son Ajaccio natal pour la capitale, enchaînant Sorbonne (arts du spectacle), école Charles-Dullin et ateliers multiples. Avant de jouer les performeuses au Portugal et de créer sa propre compagnie à Ajaccio. Partir et revenir, là est peut être la clé… « Mais j’ai besoin d’être cadrée » prévient du haut de ses 30 ans cette fascinante comédienne dont on pardonnera le dérapage incontrôlé de sa première mise en scène (Manque de Sarah Kane) risquée mais vaine. « Du happening réchauffé à la mode des années 1970 quand on voulait choquer le bourgeois. Mais aujourd’hui, ça ne trouble plus personne ! », ronchonne le sympathique André Neyton, directeur du Théâtre de la Méditerranée à Toulon.

Mais tout se termine dans le délicieux frisson d’un limpide éclat de rire. Déboule, tendre et désopilant, Didier Ferrari de Propriano, qui ne verse jamais dans la blague facile. Mais nous touche l’âme à nous conter – dans une tourbillonnante et précise gestuelle à la Jerry Lewis – les péripéties et les fêlures de sa vie de petit Corse monté à Paris. Et on ne peut que l’aimer ce sensible « enculeur » de doutes qui vous fait perler les larmes aux paupières et mériterait bien L’Olympia !

D’ailleurs, cette fois, la salle est bondée. Pour lui, ils sont venus tous ces Corses anonymes qui ne se sentent pas vraiment concernés, ni même dignes de la chose artistique. « Ici, on doit “se tenir”. Il y a une pudeur, un complexe, une inhibition face au théâtre », confie Antonia Buresi. Mais Jean‑Pierre Lanfanchi a pris son bâton de pèlerin, enseignant sans relâche le théâtre à ses chers ados, qu’il entraîne dans les salles de spectacle. Rêvant aussi d’ouvrir dans une école primaire une classe option théâtre. La relève ? 

Sylvie Beurtheret


E Teatrale

Programmation officielle du jeudi 10 au dimanche 13 mars 2011

Une première semaine pour apprécier le travail des compagnies insulaires sélectionnées dans la programmation officielle

En ouverture : Bleu Conrad de Maddalena Rodriguez Antoniotti, mis en scène par Jean‑Yves Lazennec

10 spectacles, dont 1 en langue corse et 2 jeune public

Scènes ouvertes du lundi 14 au mercredi 16 mars 2011

Une deuxième semaine de scènes ouvertes pour découvrir d’autres compagnies insulaires

7 spectacles, dont 1 en langue corse et 1 jeune public

Les lieux

– Théâtre municipal de Bastia • 1, rue Favalelli • 04 95 34 98 00

– Musée de Bastia • place du Donjon, la Citadelle • 04 95 31 09 12

– Théâtre de poche Sant’Angelo • couvent, rue Saint-Angelo • 04 95 31 22 45

– Salle polyvalente de Lupino • rue Saint-Exupéry • 04 95 55 09 11

Renseignements et location : 06 12 89 56 25 • ass.eteatrale@yahoo.fr

Tarifs

Tarifs programmation officielle : plein tarif 12 € • abonnement 3 spectacles 30 €, 6 spectacles 50 €

Tarifs réduits 8 € (comédiens, étudiants, groupes de 6 personnes, enfants)

Tarif scolaire 3 €

Tarifs scènes ouvertes : plein tarif 10 € ou 12 € • tarif réduit 6 € ou 8 €

E Teatrale remercie ses partenaires et les institutions pour leur soutien : la Collectivité territoriale de Corse, le conseil général de Haute-Corse, la ville de Bastia, Diffusion K.V.A., Le Cercle du Midi, Corsica ferries, Zilia, Socobo Coca-Cola, R.C.F.M., France 3 Via Stella, 24 Ore, Corse matin, les Trois Coups

Photo de Jean-Pierre Lanfranchi : © D.R.

Photo d’Antonia Buresi : © Raphaël Lepori

Photo de Didier Ferrari : © Marina Massiani

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