« En attendant Godot », de Samuel Beckett, les Célestins à Lyon

En attendant Godot © Raphaël Arnaud

L’humain, malgré tout

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Elle a séduit tant de metteurs en scène, et des plus prestigieux, cette pièce-phare de l’œuvre de Samuel Beckett, « En attendant Godot », qu’on pourrait croire qu’elle n’a plus rien à nous dire. Jean‑Pierre Vincent réussit pourtant à lui donner une nouvelle dimension qui éclaire la pièce d’une lumière nécessaire.

L’exigence ombrageuse et vétilleuse de l’auteur lui-même quant à la mise en scène, à la scénographie, à la dramaturgie, aux costumes, au respect des didascalies, renforce l’illusion d’une immobilité intemporelle et figée empêchant tout renouveau : dans un décor grisâtre où plus rien ne pousse, hormis un arbre déplumé, Wladimir et Estragon, deux pauvres êtres, misérables et frustes, passent leur vie à attendre comme hier, comme demain, Godot. Qui est-il ? On n’en saura rien et les deux hommes n’en savent rien non plus. Pas plus qu’ils ne savent pourquoi ils attendent. Pas plus qu’ils ne comprennent pourquoi, nuit après nuit, une bande d’inconnus les frappe. Rien ne les oblige à rester là et cependant ils craignent de manquer ce virtuel rendez-vous, comme une promesse. De toute façon, le temps, à force de se reproduire, est devenu indistinct… La présence de la racine god dans le nom de Godot a fait beaucoup écrire et parler sur le désert d’un monde sans dieu auquel, pour autant, personne ne parvient à renoncer. La faiblesse humaine est ainsi faite.

Une pièce écrite dans la tourmente

Il convient de se rappeler que Beckett écrivit cette pièce au sortir de la guerre et de la longue traversée qu’il fit d’une France dévastée, où des bandes faméliques erraient sans repères en quête d’un inimaginable avenir. Wladimir et Estragon sont de ces êtres-là, jetés sur les routes par la guerre, avec la disparition de leur toit, de leurs proches.

Les seuls autres humains qu’ils vont rencontrer dans cette solitude sont les incarnations du couple infernal maître / esclave, le premier tenant le second en laisse, le maltraitant physiquement et moralement, tandis que sa victime, loin de se rebeller, semble résignée à son sort. Pourtant, Lucky (Frédéric Leidgens) fut un lettré, comme en témoigne l’ordre aboyé par Pozzo (Alain Rimoux) : « Pense, porc ». Métaphore de la condition qui attend l’intellectuel dans ces temps où, dans l’échelle des valeurs, la pensée est reléguée loin derrière le succès mesuré à l’aune de l’argent ? Ici aussi, aucune perspective, ni explication ni issue, triste représentation des rapports de pouvoir qui régissent le monde.

Rien de fondamentalement distinct, donc, dans la mise en scène de Jean‑Pierre Vincent. Le plateau est gris, aucune différence de couleur ni de luminosité entre sol et ciel, arbre rabougri, quelques gros cailloux inconfortables sur lesquels on ne peut même pas se reposer…

Le traitement qu’il fait de ce couple de cauchemar montre un Lucky (facétieux Beckett qui appelle ainsi l’esclave) complètement ahuri, à la limite de la stupidité, qui ne semble avoir aucune envie d’échapper à son sort comme s’il était hors de lui-même, réfugié dans un ailleurs invisible et qui se met à réciter sur ordre une litanie incompréhensible. Pozzo, lui, n’a pas non plus d’états d’âme et, s’il frappe Lucky, s’il l’étrangle à moitié en tirant sur la corde, il agit de cette manière non par calcul ni méchanceté, mais parce que c’est comme ça, lui aussi prisonnier de cette dépendance. Tout juste sa position est-elle plus confortable !

Vincent rend Beckett lumineux

Et pourtant tout est différent. Parce qu’avec Vincent, le texte devient lumineux sans rien perdre de sa complexité. Cet immense metteur en scène réintroduit une dimension humaine longtemps gommée au profit d’un certain théâtre de l’absurde. C’est ainsi qu’il a choisi ses acteurs, formidables Abbes Zahmani et Charlie Nelson, dans les rôles d’Estragon et Wladimir : on les croirait sortis tout droit d’un film muet, tant ils ressemblent à s’y méprendre, avec leur chapeau melon, à Laurel et Hardy. Comme eux, leur vie est une succession de manques et d’échecs, mais comme eux, ils conservent en dernier recours un lien indéfectible, comme une fraternité qui est sans doute ce qui peut rester à l’humanité lorsque tout est perdu. Ne s’appellent-ils pas entre eux Gogo et Didi ? Ces diminutifs témoignent du temps qu’il faut jusqu’à ce que naisse la familiarité. Abbes Zahmani prend même souvent des allures de Charlot quand, les bras écartés, les sourcils relevés, il marque son étonnement vis-à-vis de la brutalité du monde.

L’empathie de Vincent comme celle de Beckett pour toutes ces petites gens est palpable, comme leur admiration devant leur courage à vivre malgré tout et à maintenir comme un bien infiniment précieux l’attachement à l’autre, l’ami, le compagnon de misère. En atteste cette scène bouleversante où Hardy / Wladimir couvre son camarade endormi de sa veste pour qu’il n’ait pas froid. Sans doute en ces temps de capitalisme sauvage, de mort programmée de la Terre, est-il plus que jamais nécessaire d’entendre cette grande voix nous rappeler l’essentiel. 

Trina Mounier

Lire aussi la critique de Bouchouka, de Myriam Boudenia.


En attendant Godot, de Samuel Beckett

Mise en scène : Jean-Pierre Vincent

Avec : Charlie Nelson (Vladimir), Abbes Zahmani (Estragon), Frédéric Leidgens (Lucky), Alain Rimoux (Pozzo), Gaël Kamilindi (un garçon)

Collaboration à la mise en scène : Frédérique Plain

Dramaturge : Bernard Chartreux

Collaboration artistique : Frédérique Plain

Décor : Jean-Paul Chambas

Assistant décor : Carole Metzner

Créateur son : Benjamin Furbacco

Créateur lumière : Alain Poisson

Créateur costumes : Patrice Cauchetier

Assistante de création costumes : Bernadette Villard

Photos : © Raphaël Arnaud

Les Célestins • 4, rue Charles-Dullin • 69002 Lyon

Tél. billetterie 04 72 77 40 00

courrier@celestins-lyon.org

http://www.celestins-lyon.org/

Du 29 septembre 2015 au 3 octobre à 20 heures

Durée : 2 h 15

Coproduction : Cie Studio libre, M.C.2-Grenoble, les Célestins

Production déléguée : Théâtre Gymnase-Bernardines, Marseille

Tarifs de 9 € à 36 €

Tournée :

  • Du 6 au 8 octobre 2015, Nouveau Théâtre d’Angers
  • Du 13 au 17 octobre 2015, à Grenoble, M.C.2
  • Du 20 au 23 octobre 2015, Théâtre de Namur
  • Du 3 au 7 novembre 2015, à Bordeaux, T.N.B.A.
  • Du 18 au 28 novembre 2015, à Strasbourg, T.N.S.
  • Du 4 au 27 décembre 2015, Théâtre des Bouffes-du-Nord à Paris

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant