Entretien avec Benoît Lavigne, directeur du Lucernaire à Paris

Benoît Lavigne © Karine Letellier

« Faire du Lucernaire un petit Rond-Point »

Par Corinne François-Denève
Les Trois Coups

C’est le bruit des fourchettes qui attire le chaland : au Lucernaire, on peut entrer par le restaurant, et regarder à loisir les affiches des spectacles qui s’y jouent, et des films qui y sont projetés. Espace pluridisciplinaire situé à deux pas du Luxembourg, riche d’une longue histoire, mais grevé par les difficultés financières, Le Lucernaire, propriété des éditions L’Harmattan, est désormais dirigé par le metteur en scène Benoît Lavigne. Rencontre, autour d’un plat.

Vous avez pris vos fonctions en février dernier. C’est en partie votre saison qui se joue désormais ?

Oui. Certains spectacles étaient engagés, que j’ai eu la volonté de poursuivre, mais la très grande majorité des spectacles ont été choisis et programmés par moi. La programmation fait donc entendre des textes « classiques », comme le Journal d’une femme de chambre, dans une mise en scène de Philippe Person, ou le Revizor, par la Cie Ronan-Rivière. Il y a aussi des spectacles jeune public comme le Chat botté, du théâtre musical avec Neige noire, des propositions plus audacieuses comme Tabou, et des têtes d’affiche comme Xavier Gallais dans Faim et Étude de fesses, ou encore Nicolas Vaude dans le Neveu de Rameau. C’est cet éclectisme qui m’intéresse. Tous les soirs, le public peut voir un classique, ou une pièce contemporaine, ou un spectacle musical. Je n’ai d’ailleurs rien contre l’idée d’alterner des spectacles venus du théâtre subventionné et d’autres venus du privé. Je n’ai pas envie qu’il y ait de frontières au Lucernaire.

Vous parlez de « faire entendre des textes ». C’est un discours plutôt dissonant dans un monde qui ne semble jurer que par l’écriture collective, de plateau ?

C’est la grande mode, je sais, et je trouve ça bien. Je n’ai pas d’œillères. Le Lucernaire peut accueillir ce genre d’esthétique, si le projet me plaît. Après, je veux quand même garder, parce que c’est notre culture, un théâtre de texte et d’auteurs classiques ou contemporains. Je trouve ça important que Le Lucernaire reste un lieu où on défende le verbe, la poésie, les idées.

Votre dossier met en avant « l’égalité femme / homme » dans la culture, dans un monde théâtral souvent gouverné par des hommes…

C’était la volonté de l’ancienne direction, en particulier de Christine Milleron. J’ai voulu que cela continue, mais je ne veux pas que cela se fasse de façon sectaire : je programme de nombreuses metteuses en scène femmes dont j’apprécie le travail, mais il ne saurait être question de quotas. Il y a un engagement, une volonté, de faire en sorte que les choses changent, mais c’est d’abord la qualité artistique qui dirige d’abord mes choix de programmation.

Avec vos nouvelles fonctions, c’en est fini pour vous de la mise en scène ?

Non, je vais bientôt mettre en scène, en décembre, le Maxi Monster Music Show, un spectacle musical. Leur dernier spectacle avait été mis en scène par Juliette. Cela se passe dans un univers forain joyeux et rock’n’roll. La Femme à barbe, Monsieur Muscle, un univers déjanté que je vous invite à découvrir… Ce sera l’occasion également au restaurant du Lucernaire de soirées cabaret autour du spectacle.

On connaissait le cinéma, la librairie, le restaurant… Qu’en est-il de l’école de théâtre qui vient d’ouvrir au Lucernaire ?

Elle est dirigée par Philippe Person, l’ancien directeur du Lucernaire, ce qui était une façon de faire une transition entre l’ancien et le nouveau. Elle compte une vingtaine d’élèves. L’enseignement est quelque chose qui me tient particulièrement à cœur, et je trouvais important que dans un lieu qui foisonne de spectacles à l’année, de compagnies, d’artistes, il y ait une part du temps qui soit consacrée à la formation de l’acteur. Je trouve qu’il ne peut pas y avoir plus belle école qu’une école qui se fait dans un théâtre. On reçoit des artistes très différents. C’est bien que de jeunes comédiens rencontrent aussi des compagnies qui viennent présenter leurs travaux ici, mais aussi des artistes plus reconnus, qu’ils profitent de notre programmation. C’est très rare en France, c’est un véritable enrichissement. Les gens qui enseignent ne sont pas que professeurs, mais continuent à jouer, comme Élizabeth Mazev, par exemple. C’est une formation de type « apprentissage », un peu comme celle que j’ai connue lors de ma propre formation à l’École du passage.

Et le prix Terzieff, que vous lancez ?

Laurent Terzieff symbolise ce lieu. Lui-même naviguait entre théâtre public et théâtre privé. Il avait un vrai travail de fidélité, de troupe aussi, et avait fait du Lucernaire sa maison, son laboratoire de création. J’avais envie que sa mémoire, son souvenir, perdurent ici. C’est lui qui m’a influencé, artistiquement, humainement. C’était important pour moi. Je me suis rapproché de la « famille » Terzieff. Ensemble, on réfléchit à ce prix. Il récompensera une compagnie ou un metteur en scène qui font découvrir des textes contemporains.

Ce sont de plus en plus des managers qui dirigent les lieux de culture… En tant qu’artiste, comment relever le défi de relancer ce lieu mythique, mais en difficulté ?

Sur ce point, je travaille vraiment main dans la main avec Xavier Pryen, qui est le gérant du Lucernaire. Le désir de travailler ensemble était commun, nous allons dans la même direction. Et je suis aidé par une équipe administrative formidable. Je peux donc me consacrer prioritairement à l’artistique, mais l’économie du lieu m’intéresse aussi. Le lieu ne perdurera que si financièrement il revient à l’équilibre. Le Lucernaire est à redynamiser – les dernières années ont été difficiles, d’un point de vue économique, mais c’est le cas pour beaucoup de théâtres. Il y avait en tout cas une volonté de changement dans la direction du lieu, et quant à l’énergie à y apporter. Nous avons fait des travaux, amélioré la décoration pour mieux accueillir le public. Nous avons refondu le site Internet, pour le rendre plus attractif.

Une autre urgence était de clarifier notre position : on nous prenait souvent pour un théâtre subventionné – ce que Le Lucernaire a été, mais jusqu’en 2004. Nous avons donc décidé de rejoindre l’A.S.T.P. (Association pour le soutien du théâtre privé) pour bien montrer que nous sommes un théâtre privé, et éviter les malentendus avec les professionnels et les compagnies. Mais théâtre privé ne veut pas dire stand up tous les soirs… Il s’agit seulement d’une autre façon de concevoir nos montages financiers, de pouvoir financer nos travaux… Nous avons créé des partenariats avec d’autres théâtres, comme le Théâtre de Poche-Montparnasse, le Théâtre 13, ou le Théâtre de l’Atelier : les abonnés vont bénéficier de tarifs avantageux dans nos théâtres partenaires. Nous sommes aussi en discussion avec le Théâtre du Rond-Point. D’ailleurs, nos tarifs sont très compétitifs, entre 11 € et 26 €.

Quelle marque voulez-vous imprimer à ce lieu ?

Je voudrais, par exemple, faire une saison continue, ouvrir le lieu en juillet-août, pour les Parisiens et les touristes. Le but est aussi d’attirer au Lucernaire un nouveau public. Je veux proposer des choses différentes, avec des propositions fortes : Ben, humoriste délicat, côtoie Jean‑Jacques Beineix, qui monte chez nous Kiki de Montparnasse – un succès, d’ailleurs, qui sera repris en janvier. Beineix est venu présenter un de ses films au cinéma. C’est un exemple d’échange entre les arts, les espaces, que je voudrais également pérenniser. Faire venir Jean‑Pierre Marielle avec qui j’ai eu le plaisir de travailler, par exemple, pour la projection de Tous les matins du monde lors d’un cycle sur les films de musique. Le Lucernaire peut s’ouvrir à d’autres manifestations, comme le festival de jazz de Saint‑Germain, que nous avons accueilli en mai, et qui nous a apporté un autre public. Il s’agit de faire un espace cohérent autour du cinéma, du théâtre, du restaurant, de la librairie : Jean‑Michel Ribes va venir signer son livre ici.

Il y a aussi la programmation de jeunes compagnies. Le lieu est chaleureux, apprécié des critiques, identifié. Il offre la possibilité aux compagnies qui y jouent de faire éditer leur pièce, ou d’en faire une captation, grâce aux éditions L’Harmattan. Nous n’avons pour l’instant pas de place, pratiquement, pour des compagnies en résidence, mais nous ne sommes pas contre non plus l’idée de devenir à terme producteur de spectacles. Le théâtre a de grands atouts : son charme, sa diversité. Je veux qu’il continue à être un théâtre à taille humaine, avec 6 ou 7 spectacles, pour pouvoir travailler sur les spectacles, et accueillir les compagnies dans de bonnes conditions. Mon idéal est que Le Lucernaire ne soit pas un second « Avignon off », mais bien d’en faire un « petit Rond‑Point ». 

Propos recueillis par
Corinne François-Denève


Le Lucernaire • 53, rue Notre-Dame-des-Champs • 75006 Paris

Tél. 01 45 44 57 34

Site : http://www.lucernaire.fr/

Photo : © Karine Letellier

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