Indispensable mémoire
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
Le Luca Théâtre, en résidence au centre culturel Charlie-Chaplin de Vaulx-en-Velin, y présente sa nouvelle création « Europeana, une brève histoire du xxe siècle ». Une invitation à la lucidité.
Œuvre de l’écrivain tchèque Patrik Ouředník, elle fait l’objet d’une adaptation théâtrale mise en scène par Laurent Vercelletto. Construit sous forme d’un inventaire mémoriel hétérogène, le spectacle pose la question essentielle : qu’est-ce que la vérité historique ?
Avant toute remarque sur les moyens dramaturgiques et scénographiques employés par le metteur en scène pour s’approprier le texte, il est nécessaire d’en dire un peu plus sur Patrik Ouředník. L’auteur, exilé et vivant en France depuis 1984, a connu dans sa jeunesse les effets dévastateurs de la « normalisation » qui mit fin aux espoirs du Printemps de Prague. Son écriture regarde le siècle écoulé à l’aune de son expérience personnelle. Elle développe un art consommé de la ruse, de la digression, du syllogisme et du paradoxe. Quelque chose qui, sans vouloir provoquer, ressemble à l’emboîtage des poupées russes. C’est dire la difficulté pour Laurent Vercelletto de faire théâtre avec un propos et une langue passés maîtres dans l’art d’oser affirmer des vérités souvent censurées sans s’interdire les décalages de l’humour ou les délices de quelques affabulations caustiques.
Cela posé, que voit-on ? Un vaste vestiaire où sont suspendus sous housses plastifiées des vêtements portés au xxe siècle. L’image est forte et fait référence à la « salle des pendus » dans laquelle les mineurs accrochaient leur tenue de travail. On saisit aisément que les décennies écoulées furent surtout des années d’exploitation et de souffrance. Des pantins en civil ou militaire, enfoncés à demi dans une terre brune, soulignent que de 1900 à 2000, en dépit de toutes les illusions nées des utopies humanistes, guerres, génocides, obscurantisme et affairisme l’emportèrent largement. Dans cet espace s’avancent quatre comédiennes et deux comédiens. Chacune de leurs interventions est accompagnée d’un habillage ou d’un déshabillage. Jeu concret qui fait traverser les époques. Par exemple, celle des femmes asservies par le port imposé du corset ou s’émancipant en ajustant un pantalon. Ou encore des hommes embrigadés dans un uniforme ou ridiculisés par des sous-vêtements qui moquent leur virilité. À travers des gestes répétitifs du quotidien escortés de mots abstraits ou concrets se décrit une humanité touchante et aliénée. Ce sont nos frères et nos sœurs, rarement heureux, souvent broyés par la grande Histoire.
Avec cette matière visuelle et gestuelle, Laurent Vercelletto construit un théâtre du récit. Que le texte nous parle des horreurs des totalitarismes, des plaisirs de la libération sexuelle, des préjugés dont sont affublés les peuples de telle ou telle nation, des contradictions de la psychanalyse ou des bienfaits d’une vie sportive, le parti pris de jeu est quasi constamment celui de l’adresse au public. C’est quelquefois lassant d’autant plus que l’auteur, virtuose du télescopage des idées, nous fait oublier des acteurs cantonnés dans le rôle de récitants. Heureusement, de belles scènes jouées ou chantées comme la mélancolie d’un soldat interprétant un poème d’Aragon, le plaisir d’une jeune femme s’affranchissant des codes vestimentaires, l’interrogatoire d’un aliéné dépressif, viennent rompre la litanie des discours.
En fin de compte, on quitte ce spectacle exigeant et intelligent avec le sentiment que l’histoire tantôt exaltante, tantôt effrayante du xxe siècle, est un avertissement salutaire pour les nouvelles générations. Une forme d’appel à ne pas idéaliser le présent pour ses miracles technologiques et ses mirages idéologiques. Une invitation à la lucidité. Par son engagement et son talent, l’équipe artistique du Luca Théâtre nous incite à regarder le monde tel qu’il est, tel qu’il pourrait être, comme nous voudrions qu’il soit. ¶
Michel Dieuaide
Europeana, une brève histoire du xxe siècle, de Patrik Ouředník
Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio (éditions Allia)
Luca Théâtre • 1, rue Robert-Desnos • 69120 Vaulx-en-Velin
09 54 54 05 39
http://vercelletto.et.cie.free.fr/
Mise en scène : Laurent Verceletto
Avec : Patrice Bornand, Christine Brotons, Marie‑Aude Christianne, Marion Couzinié, Alya Sadji, Côme Thieulin
Création musicale : Xavier Garcia
Poèmes et chansons : Louis Aragon, Gus Kahn
Lumières : Claude Couffin
Costumes : Angélina Herrero, assistée d’Aurore Van Dorsselear, stagiaire Lisa Desbois
Pantins, postiches et assistanat mise en scène : Manon Tauszig
Création vidéo : Sophie Fueyo
Images d’archives extraites de Notre siècle, d’Artavazd Pelechian
Son : Éric Dupré
Coordination technique : Martial Jacquemet
Réalisation scénographique : Claude Couffin, Martial Jacquemet, Manon Tauszig, Laurent Verceletto
Maquillage : Céline Mougel
Régie vidéo : Anthony Ménetrier
Régie lumière : Antoine Soros
Régie plateau : Omar Talbi
Affiche : Bruno Théry
Photo : © David Anémian
Administrateur de production : Jean-Claude Varlet
Production : Luca Théâtre
Coproduction : centre culturel Charlie-Chaplin
Centre culturel Charlie-Chaplin • place de la Nation • 69120 Vaulx‑en‑Velin
Réservations : 04 72 04 81 18/19
Site du théâtre : www.centrecharliechaplin.com
Courriel de réservation : accueil@centrecharliechaplin.com
Du 22 au 30 janvier 2015, le mardi et le vendredi à 20 h 30, le mercredi et le jeudi à 19 h 30
Durée : 1 h 30
De 13 € à 5 € la place