« Kalîla wa Dimna », de Moneim Adwan, les Quinconces au Mans

« Kalîla wa Dimna » © Festival d’Aix-en-Provence 2016 / Patrick Berger / Artcomart

Une mise en scène souvent trop sage

Par Céline Doukhan
Les Trois Coups

Opéra en arabe mais surtout fable universelle, « Kalîla wa Dimna » ne manque pas d’atouts pour séduire tous les publics.

C’était l’un des évènements du dernier Festival international d’art lyrique d’Aix-en‑Provence : suite à une commande du festival, l’œuvre y a été créée par une équipe cosmopolite venue de tout le monde arabe, avec le Français Olivier Letellier à la mise en scène et le tandem franco-syrien Catherine Verlaguet-Fady Jomar pour le livret.

Le tout s’inspire d’un classique de la littérature arabe des lettrés iraniens écrit au viiie siècle par Ibn al‑Muqaffa. La version primitive de ce texte fut écrite en Inde au iiie siècle, pour être ensuite adaptée dans maints pays, irriguant la littérature occidentale, jusqu’à un certain La Fontaine…

C’est de fait une histoire à la fois universelle et on ne peut plus actuelle que nous raconte cet opéra. Dimna ne supporte plus sa pauvreté et, dans l’espoir de jours meilleurs, tente de gagner l’amitié du roi. Dimna est tout près de réaliser son rêve de grandeur quand, contre toute attente, le roi peureux et autoritaire se lie avec celui qui aurait dû être son pire ennemi : le poète Chatraba, héraut des pauvres et des opprimés. Jaloux, Dimna ourdit alors une terrible machination pour précipiter la perte de Chatraba…

Les premières notes de musique sont un ravissement : c’est Kalîla (Ranine Chaar) qui chante en arabe « Si vous tuez un poète, il renaîtra en mille chansons ». Il faut bien profiter de ce court moment où apprécier le talent de la chanteuse, car, par la suite, elle sera essentiellement cantonnée à un rôle de narratrice : dommage. D’autant plus que, lorsqu’elle se place à une extrémité du plateau, le spectateur assis à l’autre bout n’entend plus rien de son récit, a fortiori quand les cinq musiciens se mettent à jouer.

Mais la partition, elle, est remarquable par son rythme, sa variété, ses couleurs. Elle rappelle parfois la musique klezmer, à la fois festive et vibrante d’émotion avec, à la tête des cinq instrumentistes, le violoniste tunisien Zied Zouari qui affiche aisance et charisme. Cette belle partition a d’ailleurs été composée par Moneim Adwan, qui interprète le rôle de Dimna. Le chanteur et musicien franco-palestinien s’illustre depuis de nombreuses années par son travail de diffusion du répertoire palestinien et arabe, ainsi que des collaborations avec des musiciens de tous horizons 1.

Quand la parole est en liberté,
le cœur risque de s’égarer.

À travers cette histoire simple se croisent ainsi des personnages complexes, grâce à l’ingéniosité du livret. Dimna, homme du peuple, ne rêve que de sortir de sa condition. Mais la fin justifie-t‑elle les moyens ? Vêtu d’une modeste tunique dans les premières scènes, il finit par ressembler à un mafieux, avec son costume à fines rayures orné d’une pochette. De même, le roi (Mohamed Jebali), littéralement drapé dans sa posture tyrannique, se révèle plus apeuré que foncièrement autoritaire. Le message est clair : un roi ne devrait pas avoir peur de son peuple… Pourtant, « Quand la parole est en liberté, le cœur risque de s’égarer », le met en garde sa mère castratrice (Reem Talhami). Cette liberté en marche, cette vie et cet espoir qui demeurent malgré tout sont incarnés par le poète et chanteur Chatraba. L’arrivée sur le plateau de son interprète, Jean Chahid, a de fait tout d’un rayon de soleil. La fougue du jeune chanteur libanais met un peu de sel dans une mise en scène souvent trop sage, et qui pourrait, avec un grain de folie supplémentaire, mieux rendre justice à la vivacité de la musique. La séquence consacrée à la fable animalière est à ce titre aussi digeste qu’un loukoum avarié, avec de belles idées (les animaux figurés par de petites peluches) noyées sous les voiles beiges qu’agite furieusement Reem Thalami, échappée de son rôle de reine mère. On reste quand même sensible à cette morale très « la fontainienne » : « l’honnêteté n’est rien face à la force d’un complot » (alexandrin !).

Qui pourrait refuser de voir l’injustice
sans être lui‑même injuste ?

Un classicisme qui s’affiche aussi dans la forme, où l’on retrouve airs et récitatifs, mais encore un finale digne de Don Giovanni, dans lequel tous les personnages chantent en chœur la punition du méchant. La mise en scène a ainsi le mérite de proposer plusieurs niveaux de lecture qui intéresseront enfants et parents. D’abord, l’histoire d’un roi faible et sous influence, qui se laisse mal conseiller. Celle aussi d’un homme qui ne réussit pas à se défaire de l’autorité de sa mère. Pour Dimna, c’est l’engrenage qui pousse un pauvre hère à la trahison : sa volonté d’arriver se double d’une jalousie envers Chatraba qui tient peut-être d’autre chose que de l’ambition contrariée. Enfin, le message politique contemporain est on ne peut plus clair. Comme le dit Chatraba, « Qui pourrait refuser de voir l’injustice sans être lui-même injuste ? ». 

Céline Doukhan

  1. Voir Entretien avec Olivier Delsalle, directeur du Festival d’Île‑de‑France.

Kalîla wa Dimna, de Moneim Adwan

Livret : Fady Jomar et Catherine Verlaguet d’après le Livre de Kalîla et Dimna attribué à Ibn al‑Muqaffa

Direction musicale : Zied Zouari

Mise en scène : Olivier Letellier

Avec : Ranine Chaar, Moneim Adwan, Mohamed Jebali, Reem Talhami, Jean Chahid, et Zied Zouari (violon), Yassir Bousselam (violoncelle), Selahattin Kabaci (clarinette), Abdulsamet Celiket (qanun), wassim Hala (percussions)

Décors : Éric Charbeau et Philippe Casaban

Costumes : Nathalie Prats

Lumières : Sébastien Revel

Photos : © Festival d’Aix‑en‑Provence 2016 / Patrick Berger / Artcomart

Les Quinconces • 4, place des Jacobins • 72000 Le Mans

www.quinconces-espal.com

Réservations : 02 43 50 21 50

Le 13 janvier 2017 à 20 heures, le 14 janvier à 18 heures

Durée : 1 h 30

23 € | 11 €

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