« la Cantatrice chauve », d’Eugène Ionesco, le Quartz à Brest

la Cantatrice chauve © Brigitte Enguérand

Une « cantatrice » déjantée et décoiffante

Par Aurore Krol
Les Trois Coups

Cette mise en scène de « la Cantatrice chauve » aura connu un parcours étonnant. Créée par Jean‑Luc Lagarce en 1991, elle est reprise fidèlement depuis quatre ans par la formation d’origine, avec les mêmes costumes et décors, pour une tournée qui se poursuit actuellement. C’est François Berreur, ami et ancien assistant de Jean‑Luc Lagarce, qui entreprend ce travail mémoriel depuis 2006. Il est le seul à ne pas reprendre son rôle (remplacé par Christophe Garcia, qui interprète le capitaine des pompiers), et il est devenu le « regard extérieur » de cette aventure.

Si les mots d’Ionesco sont volontairement absurdes et les répliques prises indépendamment assez creuses (on sait qu’il s’est inspiré du contenu de la méthode Assimil pour écrire les dialogues), la pièce dans son ensemble éclate de ces vérités qui n’ont pas besoin de l’artifice qui tente de reproduire le réel. Au contraire, c’est grâce au non-sens que vont être questionnées et déconstruites ces formes de pensée toutes faites qui entraînent les clichés.

La mise en scène de Lagarce enrichit le texte initial, joué pour la première fois en 1950, d’éléments sociologiques propres à son époque, comme l’arrivée du petit écran et des feuilletons télévisuels. À l’instar de ces productions indigentes où le faux est palpable, les décors qu’il a imaginés sont volontairement matérialisés comme étant fictifs. Ainsi, un panneau peint et sans profondeur représente la façade de la maison, et les teintes vives se rapprochent d’un univers en Technicolor. De même, la pelouse sur laquelle tout se joue représente, dans une sorte d’imagerie d’Épinal kitsch, le cadre de vie archétypal d’une société petit-bourgeoise « so british ». Les déplacements des comédiens n’ont, eux non plus, rien de naturel, comme si chaque geste était un message nous indiquant que l’on est dans l’exagération volontaire de la fiction. Olivier Achard réussit particulièrement bien cet exercice physique de décomposition et d’amplification des mouvements.

Le stéréotype n’est pas seulement visuel et drôle. Il est aussi incisif et violent quand il reproduit des règles tacites de bonne tenue et de sauvegarde des apparences, quand il muselle les êtres, en quelque sorte. Les échanges entre les deux couples en sont une illustration magistrale : parler en société, c’est bien souvent rester à la surface tout en usant de mécanismes profonds. C’est également refouler l’ennui, l’indifférence, la crainte, sous des formules polies dont personne n’est dupe. Et les acteurs parviennent avec brio à exprimer ce dédoublement entre expressions faciales de rejet et timbre verbal mielleux, dans des attitudes schizophréniques qui seront progressivement poussées à l’extrême.

Mais ce qui se joue dans la sphère de l’intime est parfois tout aussi entouré d’artifices, qui invitent soit au sous-entendu soit au contournement facile par l’autre, celui à qui on s’adresse et qui connaît les codes sans désirer s’y laisser prendre. Ainsi, de ce besoin de dispute dans le couple que forment M. et Mme Smith, besoin pulsionnel, mais également jeu linguistique et rapport de forces pour ces deux personnes qui ont besoin d’électrochocs verbaux pour pouvoir encore communiquer. L’énumération des mets du repas vespéral, sur une voix syncopée aux intonations improbables, c’est peut-être la dernière manière de dire à l’autre la frustration, le ressenti… mais aussi l’amour qu’on lui porte. Ces intonations verbales étranges, Mireille Herbstmeyer sait parfaitement en jouer pour détacher minutieusement chaque syllabe, irritant le sens des mots de sa voix tantôt atone et tantôt surexpressive.

Le public entre volontairement dans les conventions de cette représentation théâtrale, dans sa musique cinématographique. Et, de cet endroit-là, où le faux est si palpable, il est possible de questionner la réalité. Les noirs partiels qui entrecoupent la pièce donnent une teneur plus grave à des situations qui entraînent souvent le rire. Ou, en tout cas, ils rendent le rire plus problématique, dans un crescendo d’angoisses sous-jacentes. Tout ce que la parole sous-entend de besoin de meubler le silence s’infiltre insidieusement dans ce décor trop lisse, où chacun préfère l’inconfort de phrases insensées à l’instabilité, à l’épreuve d’un silence à habiter.

La fin (ou plutôt les fins) donne un ton décousu à l’ensemble, comme pour mettre encore plus en évidence les ficelles de la théâtralité, plaçant les yeux du public dans les coulisses de la mise en scène. Là où les choses ne tournent plus tout à fait rond et où l’on ne veut pas spontanément diriger le regard. Ce public est de cette manière entraîné vers une participation active et obligée au dénouement de l’histoire. Là aussi, la complicité est ambiguë, et le spectateur pas si confortablement que cela installé dans son fauteuil. Une dizaine de lycéens sont même embarqués sur la scène pour jouer le public sacrifié pour l’exemple. L’espace scénique se brouille tandis que tout le talent des acteurs consiste à persuader l’assemblée que c’est elle qui va jouer le rôle nécessaire à la tombée de rideau. Parce que tout est convention, on se laisse guider et on veut bien y croire. Une pièce survoltée et déroutante, du grand art. 

Aurore Krol


la Cantatrice chauve, d’Eugène Ionesco

Pièce éditée dans la collection « Folio Théâtre »

Mise en scène : Jean‑Luc Lagarce

Regard extérieur : François Berreur

Avec : Mireille Herbstmeyer, Jean‑Louis Grinfeld, Marie‑Paule Sirvent, Emmanuelle Brunschwig, Olivier Achard, Christophe Garcia

Costumes : Patricia Dubois

Décor : Laurent Peduzzi

Restauration et peinture : atelier du Nouveau Théâtre-C.D.N. de Besançon et de Franche-Comté

Sous la direction de Karl Auer et Patrick Bru

Création son : Christophe Farion

Régie lumière : Bernard Guyollot

Régie générale et plateau : Romuald Boissenin

Photo : © Brigitte Enguérand

Production : Cie les Intempestifs, avec le soutien du Nouveau Théâtre-C.D.N. de Besançon et de Franche-Comté et du T.N.B. (Théâtre national de Bretagne)-Rennes

Production de la création : Théâtre de la Roulotte-C.D.N. de Franche-Comté, avec le soutien du Centre d’art et de plaisanterie de Montbéliard

Le Quartz, scène nationale de Brest • square Beethoven, 60, rue du Château • 29200 Brest

Du 13 au 17 octobre 2009 à 20 h 30 (sauf le jeudi 15 à 19 h 30)

Durée : 1 h 30

Réservations : 02 98 33 70 70 ou www.lequartz.com

25,5 € | 18,5 € | 13 €

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