« la Dernière Bande », de Samuel Beckett, Théâtre de l’Œuvre à Paris

la Dernière Bande © Dunnara Meas

Un acteur d’exception

Par Marie Lobrichon
Les Trois Coups

Bim, bam, boum : Samuel Beckett, Peter Stein et Jacques Weber. Un « trois‑en‑un » qui sonne comme une promesse monstrueusement sacrée, avant de déboulonner avec délectation cette triple statue du commandeur, sublime de décrépitude.

On s’attend à un monument. Mais dès l’entrée en salle, bien plus qu’à l’écrasement magistral, c’est à un sentiment d’étroitesse que se confronte le spectateur. Étriquée : telle est l’impression d’ensemble. Affalé sur un bureau métallique où s’amoncellent les bobines d’enregistrements, nez rouge, crâne surmonté d’une chevelure frisée et chaussures trop grandes aux pieds, Jacques Weber est un clown miteux et grotesque, dont la stature imposante semble à l’étroit sur la scène exiguë du Théâtre de l’Œuvre. Tout paraît disproportionné, jusqu’aux effets de lumière et au maquillage outrancier, mal ajustés à la proximité des spectateurs dans cette petite salle. Difficile de ne pas se sentir un peu déçu de prime abord ; mais c’est sans compter que sous la poudre de riz, ronfle un acteur d’exception…

Comme ce bureau de fer où il remise ses bobines, Krapp garde jalousement ses souvenirs, bien rangés dans des tiroirs soigneusement fermés à clef. Prodigieusement sombre et énigmatique, la Dernière Bande de Samuel Beckett peut être lue comme une méditation vertigineuse sur la mémoire et sur cette diffraction de l’identité entre les différents âges d’une même vie. Krapp est seul, affreusement seul – sur scène comme dans ce qu’on comprend être son existence. Et pourtant sa parole prend bien la forme d’un dialogue, entretenu avec différentes strates de lui-même manifestées par une voix enregistrée sur des bandes magnétiques. Un moi passé dont Krapp fait son interlocuteur, auquel il répond, qu’il fait se répéter ou bien se taire… Dans cette distorsion de l’unité de temps, Peter Stein détecte à l’évidence un terrain de jeu jouissif, qu’il alimente en composant avec les différentes facettes de l’acteur Jacques Weber. Sous son costume de faux clown réchappé du Berliner Ensemble, perruque miteuse et visage grossièrement grimé, le monstre sacré est ici méconnaissable. Grognements, voix éraillée : on est bien loin du comédien brillant à l’extrême, superlatif dans sa diction presque trop impeccable – on se demande d’ailleurs si on ne s’est pas trompé en lisant l’affiche. Mais cette voix reconnaissable entre toutes est bien présente sur l’enregistrement. Et ramène magistralement cette Dernière Bande à son motif central : la vanité.

Un tour de force de virtuosité

Aurait-on pu trouver meilleur moyen de donner vie à cette pièce impossible ? Car il faut bien le dire : ce joyau noir du théâtre de Beckett est injouable – si ce n’est, bien entendu, par un acteur d’exception. Or Jacques Weber en est un. Au soupir près, chacun de ses gestes, chacun des sons qu’il émet est d’une précision de métronome ; un tour de force de virtuosité, tout en retenue et en nuance. Mais sans jamais verser dans la complaisance ou le brio inutile : le contre-emploi de ce rôle grotesque, à la parole rare et malhabile, arrache Jacques Weber à sa zone de confort pour l’amener vers une sincérité paradoxalement sans fard, vulnérable et profondément émouvante. Il ne fallait pas moins qu’un Peter Stein pour pousser ainsi l’acteur dans ses retranchements. Faisant feu de toutes les ressources de cet interprète cinq étoiles, sa direction follement intelligente révèle un comédien pluriel, tout en finesse et capable d’autodérision, à mille lieues du cabotinage.

Toutefois, il ne s’agirait pas de mentir en voulant faire de ce spectacle une réalisation captivante ; ce serait d’ailleurs aller à l’encontre de la nature même de la pièce de Beckett. Il y a en effet quelque chose de prodigieusement sinistre, de morbide dans cette Dernière Bande – comme un relent de rat crevé. C’est un mets de choix, racé certes, mais faisandé. Aussi écrasants d’intelligence et de virtuosité que soient le metteur en scène et l’interprète, cette pièce n’en reste pas moins le reflet mortifère d’une vision désabusée de l’existence. Où l’au-delà ne se réfère jamais qu’à une date limite de péremption, et où toute expression humaine se retrouve exsangue. Et c’est ce qui en fait précisément sa si singulière étrangeté.

Faut-il y lire comme un adieu ? Tel un regard en arrière mi-goguenard mi-désespéré sur une vie de théâtre faite de démesure, pour la ramener à sa réduction ultime ? Sans doute y a-t-il de ça, dans ce que donnent à voir Jacques Weber et Peter Stein. Humble et malicieuse, cette Dernière Bande a la grâce d’un requiem joué d’une seule main, mais avec classe. 

Marie Lobrichon


la Dernière Bande, de Samuel Beckett

Mise en scène : Peter Stein

Avec : Jacques Weber

Assistante à la mise en scène : Nikolitsa Angelakopoulou

Décor : Ferdinand Wögerbauer

Costumes : Annamaria Heinreich

Son : Xavier Jacquot

Maquillage et coiffure : Cécile Kretschmar

Photo : © Dunnara Meas

Production : Théâtre de l’Œuvre, Laura Pels

Théâtre de l’Œuvre • 55, rue de Clichy • 75009 Paris

Téléphone : 01 44 53 88 88

http://www.theatredeloeuvre.fr/

Du 19 avril au 30 juin 2016 à 21 heures du mardi au samedi, 18 heures le samedi et 15 heures le dimanche

Plein tarif : 17 €, 32 €, 38 €

Tarif réduit : 10 €, 35 €

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