« la Flèche et le Moineau », adaptation libre de Didier Galas, Théâtre de l’Agora à Évry

« la Flèche et le Moineau » © Éric Legrand

Un modèle de synergie réussie !

Par Laurie Thinot
Les Trois Coups

Le Théâtre de l’Agora d’Évry a abrité deux exceptionnelles représentations de « la Flèche et le Moineau ». Ce spectacle est une adaptation libre en hommage à Witold Gombrowicz, auteur polonais mort en 1969. Cela fait donc exactement quarante ans. Si vous le connaissez déjà, c’est l’occasion de le redécouvrir à travers ce spectacle en totale adéquation avec son propos. Si vous ne le connaissez pas, éteignez tout de suite votre télévision et foncez‑y !

Le plus jouissif chez Gombrowicz est cette façon d’oser faire grossir le détail jusqu’au paroxysme de sa proportion, puis d’en faire des interprétations délirantes. Cela crée des situations complètement absurdes et follement drôles, quoique pathétiques. Cosmos, ultime roman de cet auteur, est l’une des inspirations principales de Didier Galas pour ce spectacle, avec Journal. Dans cette histoire, le personnage principal se retrouve obsédé par un moineau croisé par hasard, pendu à la plus haute branche d’un arbre. « Là, entre les branches, il y avait quelque chose qui dépassait, quelque chose d’autre, d’étrange, d’imprécis. Et mon compagnon aussi regardait cela. “Un moineau. — Ouais.” C’était un moineau. Un moineau à l’extrémité d’un fil de fer. Pendu. Avec sa petite tête inclinée et son petit bec ouvert. Il pendait à un mince fil de fer accroché à une branche. Bizarre. » Didier Galas a sélectionné un éventail d’extraits et les a articulés ensemble librement, les transformant selon ses besoins pour créer une pièce tout à fait originale. L’ensemble agit comme une loupe déformante sur notre réalité, la révélant étonnante d’absurde.

L’avantage de l’absurde est qu’il est imprévisible. Débarrassé du joug du sens, on peut s’abandonner avec délices à la surprise de l’instant. Didier Galas, metteur en scène et « adaptateur », a su saisir avec virtuosité la dimension littéraire de Gombrowicz. Plus que de mettre en valeur le texte, il l’enrichit de façon stupéfiante. L’étrange va jusqu’à envahir le corps des comédiens, les faisant se mouvoir à la manière d’animaux circonspects. Lorsqu’un des personnages prend la parole face au public, les autres acteurs l’accompagnent irrationnellement, de façon chorégraphiée. Une chose est certaine : vous n’avez jamais vu des corps dans ces états ! Le niveau de précision des mouvements est extrême : de la dentelle.

La pièce se compose de plusieurs tableaux, répondant parfois les uns aux autres, parfois non. La scène ritualisée d’un repas ponctue l’ensemble, récurrente. Chaque tableau est une exploration physique, spatiale, sonore et émotionnelle. Dans le public, à la vue de ces scènes improbables, on oscille entre le rire, la surprise, la confusion et la fascination. Lorsqu’un des personnages nous raconte, le plus sérieusement du monde, son penchant irrépressible à gratter de ses ongles le bois de son bureau, l’atmosphère de la salle se charge d’une indéchiffrable pesanteur. L’homme continue en nous expliquant que, comme son patron a remarqué son penchant suspect, il cherche une façon de gratter plus discrète. Pendant ce temps, derrière lui, les autres acteurs s’agitent sur une table, se bousculant les uns les autres, en la grattant le plus frénétiquement possible, de concert. Les rires fusent dans la salle, des rires incrédules. On ne sait plus si ce sont vraiment des humains à les voir gratter comme ça, de plus en plus vite, de plus en plus acharnés, avec fureur, au corps à corps, circonscrits dans l’espace de la table rectangulaire… Fantastique saisissant.

Inimaginable aussi cette scène où, à l’issue d’une lente chorégraphie silencieuse, tous les comédiens terminent en tas, parfaitement emmêlés les uns aux autres. Un tas de chair humaine, vivant, frémissant. Elle dérange et fascine à la fois, cette façon de mélanger les corps humains entre eux, donnant naissance à de nouvelles formes hybrides. Mais Didier Galas ne s’arrête pas aux corps humains lorsqu’il mélange. Les personnages sont en constante interaction avec l’espace et les éléments qui les entourent. Ils habitent totalement la scène, tantôt empilant les objets, tantôt les déplaçant, se cachant derrière, montant dessus, rampant dessous. Une riche exploration des possibles, des idées à la pelle : l’ensemble, très dynamique, est un modèle de synergie réussie.

Sur la scène, en plus des comédiens et danseurs, nous avons principalement deux tables et quelques chaises. Un épais trait blanc délimite une zone, large, tapissée d’une matière brune et brillante. On s’amuse de l’effet intérieur de transgression éprouvé lorsque la limite du trait blanc se trouve franchie par l’un des acteurs… À l’intérieur de la zone, les objets ou personnes s’y réfléchissent de façon floue, ouvrant le sol à une perspective incongrue. Ce reflet étoffe l’espace. Sol brun foncé, tables en bois brun clair, costumes bruns, brun foncé et blancs : l’esthétique est sobre, simple et élégante. Ici, on n’embarrasse pas le regard avec du superflu. Absolument superbe, la lumière joue un rôle majeur dans cette réussite esthétique. Quant au son, il est lui aussi pile en adéquation avec le reste.

Du côté de la distribution, trois comédiens : Laurent Poitrenaux est parfait, drôle, Fanny Mary parfaite aussi, et Simon Bellouard est excellent. Ensuite, deux danseurs, Sylvain Prunenec et Édith Christoph : je vous aime. Nous pouvons aussi compter les interventions d’un metteur en scène-comédien, Didier Galas – facile d’imaginer sa performance lorsqu’il joue son propre rôle – et le collaborateur artistique et visuel, Jean‑François Guillon, qui vient transformer l’espace à l’insu des autres, par petites touches, lorsqu’ils ont le dos tourné. Le compte est bon, pour eux aussi. Je pense que vous l’avez compris, je suis conquise. Il y a d’autres dates bientôt, ailleurs, et ce sera même une occasion pour moi d’y retourner. Ah, si seulement je pouvais y inviter ce cher Witold ! 

Laurie Thinot


la Flèche et le Moineau, adaptation libre de Didier Galas

Cie Ensemble Lidonnes • 21, rue du Grand‑Prieuré • 75011 Paris

Contact : Cécile Descloux | 01 43 55 83 69

Mise en scène : Didier Galas

Collaboration artistique et conception visuelle : Jean‑François Guillon

Complicité littéraire : Aline Schulman

Avec : Simon Bellouard, Édith Christoph, Fanny Mary, Laurent Poitrenaux, Sylvain Prunenec, Didier Galas et Jean‑François Guillon

Assistanat général : Dominique Léandri

Son : Thierry Balasse

Éclairages : Jérémy Papin

Régie générale : Éric Gaulupeau

Photos : © Éric Legrand

Création 2009 au Bateau-Feu, scène nationale de Dunkerque

Production : Ensemble Lidonnes

Coproduction : le Bateau-Feu, scène nationale de Dunkerque, Centre Pompidou, Théâtre de l’Agora, scène nationale d’Évry et de l’Essonne, maison de la culture de Bourges, la Comédie de Reims et le Manège

Avec le soutien de l’Institut polonais et de l’Arcadi

Avec la participation artistique du Jeune Théâtre national

Théâtre de l’Agora • place de l’Agora • 91002 Évry

Réservations : 01 60 91 65 65

Le 10 et le 11 février 2009 à 20 heures

Durée : 1 h 30

De 5,50 € à 22 €

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