« la Grande Chambre », d’Eva Doumbia, la Criée à Marseille

la Grande Chambre © Cie La Part du pauvre

Hôtel des esprits

Par Marie Lobrichon
Les Trois Coups

Pour le troisième volet de sa « traversée » sous le signe de la féminité noire, Eva Doumbia dynamite le huis clos classique et livre la scène aux fantômes du passé esclavagiste. Un métissage brutal et complexe, puissant et bruissant d’évocations, qui séduit autant qu’il interroge.

Le Havre, 2013. Dans une chambre d’hôtel minable, un homme et une femme se retrouvent. Elle, Française née de parents originaires des Caraïbes, raconte son histoire à cet homme à la peau sombre qu’elle vient de rencontrer. Lui, tout juste arrivé d’Afrique pour chercher fortune dans une Europe rêvée, n’aspire qu’au repos et à l’amour. Mais au moment où les voix se tarissent et que les corps se rejoignent, la porte s’ouvre… et c’est la grande histoire qui entre en trombe. Accompagnée de l’inquiétante gérante de l’hôtel, mi-sorcière, mi-mère maquerelle derrière ses allures de femme de ménage, une galerie de personnages tout droit sortis du xviiie siècle s’engouffre dans la grande chambre. Le dialogue intime laisse alors place au chaos d’une mémoire violente et douloureuse : celle de l’esclavage.

« Afropéenne », la metteuse en scène Eva Doumbia ne cesse d’explorer le rapport entre ces deux continents, conjugué au présent et au féminin. Une quête qui l’amène à puiser dans des textes peu connus du public français, mais aussi, comme c’est ici le cas, à instaurer la production de nouvelles écritures. Et on ne saurait trop l’en remercier… Car la Grande Chambre est d’abord la découverte d’une voix dramatique, celle de Fabienne Kanor, et l’occasion de voir aborder une thématique trop rare au théâtre. Lieu de transition, de passage, d’entre-deux, cette grande chambre se fait la scène de rencontres brutales entre mondes opposés – Blancs et Noirs, négriers et esclaves, spectres et vivants, Français nostalgiques de leurs origines africaines et Africains rêvant un futur en Europe. Ce n’est pas un hôtel, mais une chambre matricielle que cet hôtel du Havre, où ne cesse de se jouer sans fin la tragédie d’une gestation monstrueuse, toujours hantée par les mêmes fantômes, de la traite négrière jusqu’aux migrations actuelles…

Cela pourrait être larmoyant, voire insupportable ou haineux : il n’en est rien. D’abord, grâce à un texte où se lit l’amour d’une langue qui n’est pas uniquement le lieu d’une domination subie, mais aussi celui d’une reconquête. Jouant sur le léger décalage, le glissement par rapport aux idiotismes attendus, mais également sur une variété de niveaux de langage d’un personnage à l’autre, le texte de Fabienne Kanor distille la langue française avec un plaisir communicatif. Une diversité de saveurs que l’on retrouve dans le travail scénique d’Eva Doumbia, placé sous le signe du métissage des formes. Mêlant théâtre du quatrième mur, chorégraphies inspirées des traditions africaines, musique live originale et vidéo, le spectacle incorpore les ingrédients avec mesure, au service à la fois du plaisir des sens pour le spectateur ainsi que d’un propos puissant, sans complaisance. L’emploi de procédés dramatiques empruntés aux coutumes africaines et caribéennes alimente encore cet intéressant bouillon de cultures : derrière les visages couverts d’argile et la danse exaltée des spectres d’Eva Doumbia, se lit l’écho des rituels de possession. Possession des âmes, mais aussi de l’espace scénique, dans cette chambre non plus close, mais pénétrée de toutes parts par une identité originelle, noire et puissante.

Pour servir ce projet pluriel, la troupe d’acteurs de la compagnie La Part du pauvre déploie une énergie considérable. Africains, Caribéens, Français de métropole : la diversité des accents ajoute son piment au spectacle et contribue à son esthétique du mélange. Dommage que cet investissement ne parvienne pas toujours à masquer certaines inégalités dans le jeu. Parfois outrancière, à la limite du cabotinage, l’interprétation pourrait gagner en finesse dans les parties dévolues aux fantômes, et creuser avec plus de nuance dans la langue des échanges entre les deux amants. Mais rien qu’une plus longue exploitation du spectacle ne permette d’approfondir.

« Il y aurait de quoi écrire pendant des centaines d’années sur cette histoire », entend-on dire Fabienne Kanor dans une vidéo projetée au cours du spectacle. On ne peut qu’approuver, tant la question touche au fondement même de ce qui fait drame, en condensant en elle-même le paroxysme des rapports de force entre êtres humains. La rencontre est-elle possible, aujourd’hui ? L’art peut-il émerger et créer du sens, à partir de toute cette souffrance, de cette brèche entre deux mondes, deux continents, entre passé et présent ? Avec le théâtre d’artistes telles qu’Eva Doumbia et Fabienne Kanor : oui, cela ne fait aucun doute. 

Marie Lobrichon


la Grande Chambre, de Fabienne Kanor

Conception et mise en scène : Eva Doumbia

Texte : Fabienne Kanor

Avec : Clémentine Abéna Ahanda, Maïmouna Coulibaly, Atsama Lafosse, Astrid Bayiha, Édith Mérieau, Dorylia Calmel, Aristide Tarnagda

Musique originale : Lionel Élian

Musiciens : Samuel Bobin, Lionel Élian et Lamine Soumano, Becky Beh Mpala

Scénographie : Francis Ruggirello

Lumières : Pascale Bongiovanni

Costumes : Laurianne Scimemi

Films : Sarah Bouyain, Patrick Tiess, Lionel Élian

Photographies : Josué Azor, Samuel Nja Kwa, Amsatou Diallo

Assistante à la mise en scène : Sophie Zanone

Aide chorégraphique : Chris Locko (Inside Man)

Régie générale : Christophe Goddet

Régie vidéo : Fabrice Duhamel

Stagiaire régie générale : Claire Viscogliosi

Administration / Production : Chloé Tournier

Production / diffusion : Nadège Hédé

Production : La Part du pauvre / Nana Triban avec la Criée, Théâtre national de Marseille

Soutiens de : les Bancs publics (Marseille), l’Institut français du Mali, l’Institut français et la ville de Marseille, le conseil départemental des Bouches-du‑Rhône, le conseil régional Paca

La Part du pauvre / Nana Triban est conventionnée ministère de la Culture et de la Communication-Drac Paca

La Criée • 30, quai de Rive-Neuve • 13007 Marseille

Téléphone : 04 91 54 70 54

Le 31 mars 2016 à 20 heures et le 2 avril 2016 à 20 h 30

Plein tarif : 9 € | 18 € | 20 € | 24 €

Tarif réduit : 9 € | 10 € | 12 € | 14 € | 16 €

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