« la Mouette », d’Anton Tchekhov, cour d’honneur du palais des Papes à Avignon

Cour d’honneur du palais des Papes © Christophe Raynaud de Lage

Un théâtre d’ombres

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Arthur Nauzyciel, encore marqué par son dernier spectacle sur la Shoah, « Jan Karski », conçoit une « Mouette » pour la cour d’honneur autour du motif du spectre. Une lecture a priori très singulière et lugubre. Pourtant, cet éclairage qui enténèbre le texte de Tchekhov parvient subtilement à creuser son sens, le faire résonner, l’ouvrir.

La création de la Mouette en 1896 à Saint-Pétersbourg est un four, et Tchekhov devra attendre sa reprise deux ans plus tard, dans une mise en scène de Stanislavski, pour connaître le succès. Il a pourtant corrigé son texte en tenant compte des exigences de la censure. Il a notamment supprimé des ombres, fantômes et blancheurs flottantes qui apparaissent lorsque Tréplev donne sa représentation près du lac. La pièce du personnage n’est plus jouée trois fois, comme à l’origine.

Nauzyciel ne travaille pas à partir de la version académique de la Mouette, ni de la traduction de Vitez. Il choisit la version originale de 1895 (traduite par Markowicz et Morvan) et s’intéresse aux fameuses ombres de Tréplev. Celles qui peuplent son imaginaire, celles qui le traversent. Il approfondit donc l’aspect spectral du personnage : son désir de « peindre la vie telle qu’elle se représente en rêve », de mettre en scène la volonté universelle, son rapport avec l’invisible, son absence au monde, son suicide. Il retient aussi un élément clé de la pièce : la mouette empaillée. On se souvient que Tréplev aime la jeune Nina et la fait jouer dans sa création « décadente ». Sa mère, Arkadina, et son amant, l’écrivain Trigorine, critiquent la représentation. Nina, qui rêve de gloire, tombe sous le charme de Trigorine. Une semaine plus tard, Tréplev, désespéré, tue une mouette et la dépose aux pieds de Nina, avant de tenter de se suicider. Cet oiseau symbolique donne une idée de nouvelle à Trigorine : un jour, un homme aperçoit une jeune fille, libre comme une mouette, et, pour passer le temps, la détruit.

L’art, qui permet de figer le temps, de réparer, de consoler

Le dernier acte confirme que la vie de Nina imite la fiction puisqu’elle quitte tout pour Trigorine et le théâtre, avant d’être quittée par son amour et dévastée. Trigorine revient alors sur les lieux de la représentation de la pièce de Tréplev avec Arkadina, et on lui apporte la mouette empaillée. C’est lui qui l’avait demandée à l’époque, et il l’avait oubliée… Cette mouette évoque aussi bien Nina que Tréplev qui va se tuer. L’étrange objet métaphorise surtout l’écriture, l’art, qui permet de figer le temps, de réparer, de consoler. C’est exactement ce à quoi s’emploie le metteur en scène en créant un espace dramatique consolateur, « de l’autre côté de la vie », où les personnages de la Mouette s’efforcent de conjurer la mort de Tréplev.

Nauzyciel débute le spectacle par la fin : le suicide de Tréplev. Cette disparition inaugurale ouvre un rituel, une cérémonie dansée où les personnages retraversent, ensemble, leur histoire avec Tréplev. Et à la fin, la pièce peut recommencer, à l’infini. Proposition des plus étonnantes. Un film évoquant les débuts du cinéma est également projeté. Comme on est loin de Tchekhov, même si son texte paraît la même année que le film ! Les comédiens sont vêtus de noir, les jambes recouvertes de mazout, et portent un masque de mouette. Ils entament une ronde, tels des corbeaux, autour du corps mort de Tréplev, englué dans le sable sombre. Surtout, ils se meuvent dans un espace sinistre, en noir et blanc, sans lune, ni lac, ni verdure, composé de trois morceaux de métal qui figurent tour à tour une île, une scène, un lit, une tombe, un morceau de bateau échoué.

Une fois admis ce théâtre d’ombres

Cette scénographie de fin du monde moderne conçue devant le mur sublime de la Cour rappelle le décor de la pièce représentée par Tréplev (« ombres et phosphorescences de marécages ») et son sujet : une voix solitaire, des milliers de siècles après la mort de tous les êtres vivants, dans le vide, la peur et l’horreur, en appelle au règne de la volonté universelle… Cette pièce étrange, reprise trois fois dans le spectacle (dans l’acte I, l’acte II et l’acte IV) colore ainsi l’ensemble du projet et justifie la proposition de Nauzyciel – outre la dimension fantômatique de Tréplev déjà évoquée. Une fois admis ce théâtre d’ombres truffé de références à Hamlet, Sur l’eau de Maupassant (qui sont celles de Tchekhov), on peut apprécier les trouvailles du metteur en scène, son écoute méticuleuse du texte, le jeu stylisé des comédiens, les éclairages et la musique.

Le duo Winter Family, entraperçu à travers une fenêtre du palais des Papes, ainsi que la voix d’outre-tombe du chanteur folk anglais Matt Elliott, qui vient chanter sur scène, ponctuent ainsi le spectacle. Leur musique renforce l’atmosphère de désolation régnante et ouvre l’imaginaire du spectateur.

Dominique Reymond, capable d’interpréter toutes les émotions

Du côté des comédiens, l’excellente Dominique Reymond, qui avait joué Nina en 1985 dans la traduction et la mise en scène de Vitez, incarne ici une Arkadina en constante représentation avec son entourage, comme si l’art du jeu lui était vital : une pure actrice, capable d’interpréter toutes les émotions, de danser et de faire du mime. Voilà sans doute pourquoi c’est elle qui déclame dès l’ouverture du spectacle le fameux monologue de Nina sur la vocation théâtrale et la foi dans l’art (situé à la fin du dernier acte). Marie‑Sophie Ferdane, longiligne, cheveux courts, vêtue d’une robe (qui fait songer à l’Aigle noir de Barbara) ou d’un costume de catwoman, campe une Nina tantôt « féline », tantôt proche de l’Ophélie de Hamlet. La gamme de jeu de cette jeune comédienne, à la fois physique et cérébrale, est impressionnante. Le ténébreux Xavier Gallais donne vie à Tréplev. Il en fait un fantôme qui erre silencieusement sur scène comme dans les limbes (entre Hamlet et Nosferatu), qui n’arrive pas à communiquer sa vérité, victime de l’indifférence de sa mère et surtout de Nina, souvent allongé par terre tel un cadavre pendant que les autres dialoguent. Dans une scène inspirée, on le voit tenter d’abreuver Nina avec l’eau du lac desséché de leur amour passé, en faisant des mimes.

Et puis il faut souligner le talent comique de Laurent Poitrenaux qui incarne un Trigorine à la main tremblante (parce que toujours en train d’écrire), un être veule, lâche, lucide, tourmenté, ironique, inconstant en amour et en représentation permanente, lui aussi. Le comédien est éblouissant, comme toujours. Ces personnages, que Tchekhov n’a voulu ni « accuser » ni « acquitter », traduisent tous un élan pour « représenter » quelque chose à autrui. Dans ce sens, tous vouent un culte à l’art – seul capable, pensent‑ils, de compenser leur vie évidée, pleine de « vent ». « Ce n’est rien », « c’est du vent », répètent‑ils tous, inlassablement. Mais la littérature, le théâtre consolent‑ils vraiment dans la Mouette ? Là où Nauzyciel a voulu voir une pièce sur la nécessité de l’art dans la vie, n’y a‑t‑il pas, ironiquement, une indifférenciation, un inachèvement, une désillusion ? Chacun vit dans le regret, la nostalgie d’un âge d’or ; et Tréplev se suicide. Le metteur en scène tâche de réparer cela, mais est‑ce vraiment l’esprit du texte ?

On est d’emblée dans la mort

Pour conclure, le spectacle ignore les changements de tonalité propres à l’écriture et à la dramaturgie de l’auteur. On ne passe pas de la gaieté d’une représentation dans un théâtre de verdure à l’acte I au bureau clos de Tréplev à la fin. De rêves de jeunesse et d’amour, du quotidien à la campagne, à la séparation et au suicide. Dans ce spectacle, on est d’emblée dans la mort, le tragique. Dans un lieu sublime, grotesque et morbide, où vivants et morts se retrouvent et communiquent. Et pourtant, on entend les mots, les silences, le texte de Tchekhov se déployer, s’étendre avec une infinie beauté. Nauzyciel a beau plaquer ses motifs obsédants sur la Mouette ou ne voir en elle que sa dimension spectrale au détriment du reste, il élève la pièce au rang de poème et parvient à hanter nos esprits. 

Lorène de Bonnay


la Mouette, d’Anton Tchekhov

Traduction : André Markowicz, Françoise Morvan (Babel, Actes Sud)

Centre dramatique national Orléans-Loiret‑Centre, direction Arthur Nauzyciel

02 38 62 15 55

Mise en scène, adaptation : Arthur Nauzyciel

Avec : Marie‑Sophie Ferdane (de la Comédie-Française), Xavier Gallais, Vincent Garanger, Benoît Giros, Adèle Haenel, Mounir Margoum, Laurent Poitrenaux, Dominique Reymond, Emmanuel Salinger, Catherine Vuillez

Décor : Riccardo Hernandez

Lumière : Scott Zielinski

Son : Xavier Jacquot

Chorégraphie et mouvements : Damien Jalet

Costumes : José Lévy

Masques : Erhard Stiefel

Musique : Winter Family et Matt Elliott

Photo : cour d’honneur du palais des Papes, 2011, © Christophe Raynaud de Lage

Cour d’honneur du palais des Papes • 84000 Avignon

Réservations : 04 90 14 14 14

Du 20 au 28 juillet 2012 à 22 heures, relâche le 23 juillet 2012

Durée : 4 heures

De 42 € à 16 €

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