« la Mouette », d’Anton Tchekhov, Odéon‐Théâtre de l’Europe à Paris

Cette « Mouette » nous perce le cœur

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Thomas Ostermeier adapte « la Mouette » d’Anton Tchekhov, à l’Odéon, avec Olivier Cadiot et la troupe française des « Revenants ». Sa mise en scène souligne avec effroi et ironie le désir d’envol brisé de l’homme actuel – histrion médiocre et tragique. Déchirant.

L’art théâtral, motif majeur de la Mouette, est « une révolte contre la déception de la vie, issue de l’indignation d’être né », explique le metteur en scène dans le Théâtre et la Peur. Il est un outil de contestation, parmi d’autres, puisqu’il est « l’art du conflit ». Mais parvient-il à changer, sublimer, compenser la vie ? La pièce pose la question, la vie de Tchekhov aussi, rappelle Ostermeier, dès l’ouverture des portes de la salle. En effet, les spectateurs qui s’installent aperçoivent sur un écran vidéo une citation de l’écrivain et médecin russe, illustrée par une photographie de prisonniers : « Mon œuvre entière est imprégnée du voyage à Sakhaline. Qui est allé en enfer voit le monde et les hommes d’un autre regard ». Cette toile de fond remémore l’engagement politique et social de Tchekhov, dans une société totalitaire. En 1890, il passe quelques mois sur l’île de Sakhaline, vouée au bagne et à la déportation. Il y mène une sorte d’enquête qui consiste à recenser les « rescapés d’un naufrage », les « canailles russes, polonaises, finnoises, georgiennes », les « criminels » que l’empire tsariste a laissé « pourrir ».

Évidemment, l’image de ces hommes enfermés dans un no man’s land résonne avec l’actualité des migrants. Le metteur en scène, lui-même très engagé, s’intéresse donc à la tension qui existe, chez l’écrivain et dans son œuvre, entre un travail « sérieux » (soigner bénévolement, fonder des écoles, etc.) et l’art : deux formes d’action face à la dureté du monde. Cette opposition ouvre une piste dramaturgique qui permet d’éclairer autrement le sujet de la pièce : six ans après l’enfer de Sakhaline, l’auteur russe décrit des nantis, préoccupés par l’amour et la littérature, au bord d’un lac enchanté. Éloignés des bouleversements qui sourdent dans cette société autocratique sclérosée, ils en sont pourtant les symptômes. Comme le suggère le nom russe de « mouette », les personnages « espèrent vaguement ». Ils croient surtout, à tort, que la scène ou la célébrité sont l’unique moyen de réparer leurs vies médiocres et d’être heureux.

Problématiques d’aujourd’hui

Le choix d’une d’esthétique du présent conduit Ostermeier à explorer dans le texte des problématiques d’aujourd’hui et à les mettre en exergue. Son spectacle dresse ainsi le tableau de bourgeois, artistes et intellectuels européens actuels, qui cherchent à « être » ¹ grâce à l’art, tandis que la crise sociale, économique, (géo)politique s’exacerbe. Le premier échange verbal, face au public, souligne la disjonction entre les problèmes existentiels d’une jeune femme « en deuil de sa vie » et la peur du déclassement social, de la pauvreté et de la guerre, d’un instituteur. Les acteurs se tiennent sur une estrade en bois qui déborde sur la salle éclairée, derrière un micro sur pied. Medvedenko interpelle le public du VIe arrondissement au sujet de la Syrie et donne mauvaise conscience à tout le monde – la jeune Macha y comprise.

Comme dans Un ennemi du peuple, il s’agit d’abolir les frontières entre personnage et acteur, entre scène et salle, et d’improviser. Mais les spectateurs ont-ils envie de parler politique ? Macha a le mérite de poser la question ; elle indique avec impatience que « ça va commencer ». Autour d’eux, les autres protagonistes sont assis, témoins mutiques d’un « jeu » qui ne les concerne pas, absents. Quel miroir de nous-mêmes ! Ils sont enfermés dans un vaste cube gris ouvert sur la salle. Le fameux lac de la pièce est pointé du côté du public, ou représenté sur une toile peinte en direct par une artiste, en fond de scène : il n’est qu’un horizon, un rêve évanescent.

« Que Dieu vienne en aide aux âmes sans abri »

Après un tel prologue, appuyé mais teinté d’humour, on se pose la question de savoir si les problématiques politiques et sociales, qui sont au second plan dans le texte, vont subsister. Certes, Nina finit par mener une existence d’actrice miséreuse et nomade ; elle cite même Tourguéniev : « Que Dieu vienne en aide aux âmes sans abri ». L’oncle Sorine, qui accueille tout le monde dans sa maison de campagne, manque d’argent pour vivre en ville selon ses désirs. Mais ce n’est pas ce qui taraude les personnages. On se demande alors quel numéro d’équilibriste Ostermeier va accomplir pour approcher le vrai cœur de la Mouette.

Heureusement, cette crainte se dissipe lorsque la pièce commence vraiment (par une autre mise en abyme) : les acteurs en tenue moderne endossent leur rôle, élaborent un décor de théâtre sommaire et se lancent. Dès lors, on comprend davantage ce prologue dissonant : il pose le décor, ancre les personnages dans notre temps, et permet de mieux saisir le sens de leur révolte, de leur engagement, de leur échec (artistique, amoureux, existentiel).

« la Mouette » © Arno Declair
« la Mouette » © Arno Declair

Vivre ? Mourir ? Rêver peut‑être…

Comme Hamlet (confronté à un royaume et une famille pourris), le jeune Treplev est un enfant gâté narcissique, désintéressé par les bouleversements sociaux et politiques, en rébellion contre la génération précédente. Lui aussi choisit d’agir en jouant. Il monte sa première pièce, dans le parc de la maison familiale. « Postdramatique » (et non plus symboliste, comme dans le texte), elle entend rompre avec la « tradition » : la routine des classiques et des mêmes procédés scéniques aboutissant aux clichés, les acteurs à poil ou en slip comme Lars Eidinger, les monologues non écrits par l’auteur, comme dans Un ennemi du peuple ou la Mouette, les tournées internationales, le réalisme narratif d’Ostermeier ou l’esthétique de beaucoup de metteurs en scène actuels, en somme !). On apprécie la satire et l’autodérision.

Le jeune dramaturge veut donc « représenter la vie comme on la voit en rêves », et donner une leçon à sa mère Arkadina, actrice célèbre, et à son amant Trigorine, un rival littéraire. Mais le piège, comme la « souricière » de Hamlet, échoue. Treplev, englué dans l’œdipe, n’obtient pas la reconnaissance maternelle. Son étrange monologue poétique, interprété par Nina (sa muse, sa mouette, sa Juliette en robe diaphane, rêvant de gloire sous la lune), est avorté. Sa pièce « d’avant-garde » est jugée trop abstraite. Elle évoque une ombre solitaire, « l’âme du monde », s’élevant du néant effroyable, des milliers de siècles après la mort de tous les êtres vivants, pour en appeler à la fusion de l’esprit et de la matière, au règne de la volonté universelle…

« C’est devenu tout noir devant mes yeux. »

Sur scène, Treplev amplifie tous les effets à la mode dans le fameux théâtre formaliste de la déconstruction (allemande) : le micro déforme la voix, la vidéo défigure et démultiplie le corps sacrifié ou baigné dans le sang d’un taureau. Ce marginal épris d’absolu, en quête de regards, ne se relèvera pas de son vol brisé et du manque d’amour. Face à lui se tient le vieil écrivain Trigorine. Laborieux, talentueux, il ne vit jamais l’instant présent, empressé qu’il est de le mettre en mots. Il rêve d’être un citoyen qui parle des souffrances du peuple, mais il ne peint que des paysages. Il aime un temps Nina, qui lui inspire le sujet d’une nouvelle (un homme voit une mouette et, par désœuvrement, la tue). Il la séduit, la détruit et l’oublie. Celle-ci résiste et s’accroche à sa vocation artistique : elle refuse d’être pétrifiée dans un texte ou empaillée : elle veut jouer ! Mais la même folie qu’Ophélie finit par l’atteindre. Quant à Arkadina, en constante représentation, dissimulée derrière ses lunettes de diva, elle découvre après le suicide de son fils que « c’est devenu tout noir devant [s]es yeux »… En dehors du médecin Dorn, tous les personnages échouent. Dans leur vie, dans leurs amours, dans leurs rêves.

L’adaptation d’Ostermeier resserre les drames, à la fois ordinaires et mythiques, que vivent ces personnages. Des passages sont coupés (notamment dans l’acte III) et des rôles secondaires supprimés. Les scènes s’appuient sur une « situation dramatique » (une « circonstance majeure » disait Stanislavski) : le metteur en scène amène l’acteur à confronter son personnage à quelque chose, à le faire agir et à résoudre ce conflit ². Cette technique produit une alternance de temps forts et de temps faibles, une variation de tonalités. Les comédiens (Bénédicte Cerutti, Marine Dillard, Valérie Dréville, Cédric Eeckhout, Jean‑Pierre Gos, François Loriquet, Sébastien Pouderoux, Mélodie Richard, Matthieu Sampeur) transmettent ainsi, et avec quelle justesse, des émotions tour à tour ridicules, pathétiques, tragiques, ainsi qu’un fort sentiment de vacuité. Le dialogue final entre Treplev et Nina, avec ses interprètes incandescents, fait culminer les émotions. Un moment sidérant.

La mise en scène vivifie donc la pièce, lui confère rythme et fluidité. La traduction du poète Olivier Cadiot (qui s’est référé à celle de Vitez) y est pour beaucoup. Ainsi que les chansons rock en anglais qui ponctuent le drame, le jeu des éclairages et les improvisations des acteurs (stimulés par la méthode du storytelling). Tous ces procédés convergent vers la peinture d’une classe sociale agonisante : les jeunes sont sacrifiés, les autres se divertissent, au sens pascalien. L’Homme, banal et sublime, rêve sa vie, toujours au bord du vide. Les mouettes se métamorphosent en ombres, le ciel est repeint en noir. La vie passe, tout disparaît. Comme dans la création de Treplev. Un cri étrange s’élance du chaos de cette Mouette et nous perce le cœur. Si l’art théâtral ne compense pas la vie, il peut la faire vibrer. 

Lorène de Bonnay

  1. Shakespeare, monologue de Hamlet : « To be or not to be ».
  2. On comprend mieux la citation d’Ostermeier en début d’article.

la Mouette, d’Anton Tchekhov

Traduction et adaptation : Thomas Ostermeier, Olivier Cadiot

Mise en scène : Thomas Ostermeier

Avec : Bénédicte Cerutti, Marine Dillard, Valérie Dréville, Cédric Eeckhout, Jean‑Pierre Gos, François Loriquet, Sébastien Pouderoux de la Comédie-Française, Mélodie Richard, Matthieu Sampeur

Dramaturgie : Peter Kleinert

Scénographie : Jan Pappelbaum

Costumes : Nina Wetzel

Musique :  Niels Ostendorf

Création peinture : Katharina Ziemke

Lumières : Marie‑Christine Soma

Photos : © Arno Declair

Odéon-Théâtre de l’Europe • place de l’Odéon • 75004 Paris

Réservations : 01 44 85 40 40

Site du théâtre : www.theatre-odeon.eu

Du 20 mai au 25 juin 2016 à 20 heures, dimanche à 15 heures

Durée : 2 h 30

De 40 € à 6 €

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