« La nuit tombe… » : entre polar et conte
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Après sa création au Festival d’Avignon, Guillaume Vincent reprend « La nuit tombe », une pièce écrite comme un scénario de cinéma, où fantômes et fantasmes titillent la mémoire. Du théâtre d’épouvante comme on en voit rarement sur nos planches.
Après plusieurs mises en scène remarquées, Guillaume Vincent écrit là sa première pièce : trois histoires avec dix personnages pour six acteurs, dans un décor unique, une chambre d’hôtel, lieu commun à ces histoires dont les fils s’entrelacent habilement. Une mère débordée et son enfant, un jeune homme traqué, deux demi-sœurs venues célébrer le remariage de leur père… À chacune sa propre logique narrative, sa temporalité. Il faut suivre, tant le texte est déconstruit. Mais, comme avec un puzzle, on s’amuse à assembler les pièces éparses. Là, dans cette chambre d’hôtel, des destinées se croisent, des existences se font et se défont sous nos yeux. Ici, à deux pas d’une falaise aux suicidés où coule une eau miraculeuse, les personnages traversent des épreuves, comme dans les contes, dont s’est d’ailleurs inspiré l’auteur.
Ambiance…
Jeux d’échos, passages de relais, les défunts passent allègrement d’une époque à l’autre. À moins que nous soyons témoins d’hallucinations… Peu de repères, en effet, dans cette pièce pour les rationnels de tous poils : si les objets changent de fonction, les revenants réitèrent le drame, rejouent la scène, en changeant çà et là quelques détails. Moins pour exprimer le chaos que pour montrer que dans ce lieu de transit ou d’exil, la mémoire a une certaine prise. Comment se relever de la mort d’un enfant ? Le passé peut‑il contaminer le présent ? De qui sommes-nous les morts ? Un spectacle qui soulève bien des questions. Quelle belle idée que de traiter de tels sujets au théâtre, dont l’un des intérêts réside justement dans la présence d’acteurs en chair et en os et en la capacité – magique – de faire ressusciter les disparus !
Ces histoires de famille, de mariage et de séparation, d’amour et de désamour, nous entraînent dans une ronde fascinante, celle du suspens de la vie. Mais pas de légèreté ici, même dans le traitement du burlesque. L’ambiance n’est pas à la franche rigolade. Reste que c’est le grand guignol qui sauve le spectacle de son aspect mélodramatique ! Avec plus ou moins de réussite, malgré tout, comme l’apparition – anecdotique – de la marionnette de Dominique Strauss-Kahn en pleine action dans cette chambre d’hôtel. C’est surtout la dimension fantastique qui convainc ici. La mise en scène, les effets spéciaux et le travail sur le son surprennent le spectateur, peu habitué à avoir des frissons, comme au cinéma. Les ampoules grillent et se rallument, l’orage tonne, les personnages disparaissent mystérieusement dans la salle de bains, pièce maudite, comme il se doit.
Une écriture cinématographique
D’ailleurs, Guillaume Vincent est un grand admirateur de Bergman, Buñuel et Fassbinder, dont il s’est ici inspiré pour nous présenter « un monde qui vrille sous le poids du réel, un monde où la réalité se substitue au fantasme ». Le quotidien flirte avec le fantastique, la réalité se dissout dans le rêve. Ou le cauchemar ! Comme chez Lynch (autre référence), l’étrangeté est de mise avec ces personnages interlopes et ces situations énigmatiques. Dans ce décor au luxe décati, chambre noire révélatrice de nos angoisses et de nos tentations, ces récits intimes nous aident à dompter nos démons intérieurs. Wolfgang y replonge dans les traumas de l’enfance, les demi-sœurs y règlent leurs comptes, la perversité s’y exprime à tout va. On n’échappe pas non plus au clin d’œil à Hitchcock, avec la fameuse scène du couteau dans la douche.
La chambre d’hôtel, lieu de tous les voyages imaginaires ou de faits-divers, a donc bien inspiré Guillaume Vincent, qui nous propose du théâtre d’épouvante écrit comme un scénario avec retours en arrière et fondus enchaînés. Il maîtrise tous les moyens pour jouer de nos peurs archaïques et de nos désirs inconscients. Ses acteurs, dirigés au cordeau, ont les personnalités adaptées à cet univers singulier. Tantôt hystériques, tantôt éteints, ils « crèvent le plateau », à défaut d’écran.
Dans cette échappée fantastique où les fantômes ressurgissent et les morts éclairent le parcours des vivants, tous œuvrent ainsi à dessiner un espace de tous les possibles pour mieux regarder la vie en face. ¶
Léna Martinelli
La nuit tombe…, de Guillaume Vincent
Le texte de la pièce a reçu l’aide à la création des textes dramatiques du Centre national du théâtre. Il a paru aux éditions Actes Sud-Papiers.
Cie MidiMinuit
Mise en scène : Guillaume Vincent
Avec : Francesco Calabrese, Émilie Incerti Formentini, Florence Janas, Pauline Lorillard, Nicolas Maury, Susann Vogel
et la voix de Nikita Gouzovsky et Johan Argenté
et l’image de Thibaut‑Théodore Babin
Dramaturgie : Marion Stoufflet
Scénographie : James Brandily
Assistanat à la scénographie : Émilie Marc, Alice Roux
Lumière : Nicolas Joubert
Musique : Olivier Pasquet
Son : Géraldine Foucault
Arrangement : Frédéric Verrières
Costumes : Lucie ben Bâta, Guillaume Vincent
Conception marionnettes : Bérangère Vantusso
Vidéo : Thomas Cottereau
Images : Damien Maestraggi
Coiffure et maquillage : Justine Denis
Photos : © Élisabeth Carecchio
Théâtre des Bouffes-du‑Nord • 37 bis, boulevard de la Chapelle • 75010 Paris
En collaboration avec la Colline-théâtre national
Réservations : 01 45 44 57 34 ou 01 44 62 52 52
Du 8 janvier au 2 février 2013, du mercredi au samedi à 21 heures, mardi à 19 heures (sauf le 8 janvier), dimanche à 16 heures, relâche le lundi
Durée : 1 h 40
28 € | 23 € | 18 €
Tournée :
- Les 7 et 8 février 2013 au Théâtre du Beauvaisis, à Beauvais (60)
- Du 13 au 16 février 2013 à la Comédie de Reims (51)
- Le 8 mars 2013 au Mail, scène culturelle de Soissons (02)
- Le 12 mars 2013 au Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper (29)
- Les 3 et 4 avril 2013 au Centre dramatique national d’Orléans (45)
- Le 8 avril 2013 à la Scène nationale 61, à Alençon (61)
- Les 11 et 12 avril 2013 au Parvis, scène nationale de Tarbes (65)
- Du 16 au 19 avril 2013 aux 13‑Vents, centre dramatique national de Montpellier (34)
- Le 30 avril 2013 à l’espace Jean-Legendre, théâtre de Compiègne, scène nationale de l’Oise en préfiguration (60)
La compagnie MidiMinuit présente un autre spectacle aux Bouffes du Nord, Rendez-vous gare de l’Est, du 10 janvier au 2 février 2013, du jeudi au samedi à 19 heures
Tarif préférentiel pour assister aux deux spectacles de 24 € à 38 € selon la catégorie