« la Panique », de Rafael Spregelburd, Théâtre de la Bastille à Paris

la Panique © Patrick Lüscher

Pari réussi

Par Élise Noiraud
Les Trois Coups

Sans rien savoir du spectacle qui m’attend, je me dirige vers le Théâtre de la Bastille. Vendredi soir, la rue de la Roquette déborde et klaxonne. Et mes malheureux coups de pédale peinent à me faire avancer au milieu du désordre. La salle noire et calme du théâtre, après le raffut du dehors, m’apparaît enfin comme un havre de paix. Pourtant, sur la scène, c’est très vite comme la vie qui continue. La vie… en mieux peut-être, en plus concentré, en plus vertigineux, en plus métaphysique. Comme un zoom sur la théâtralité même du monde. « La Panique » est un spectacle qui relie la normalité et la profondeur du mystère de l’existence. Sans fioritures, sans faux-semblants, cela nous fait toucher quelque chose d’indicible. Et vient déposer, au creux de situations qui nous semblent proches, des bulles au goût de silence, d’espaces vides, de gouffres et de quête universelle.

C’est peut-être ça, le premier mystère de ce spectacle. Rien n’est incroyable dans l’histoire qui nous est racontée, si on exclut les morts présents sur le plateau. C’est une famille. Une mère et ses deux grands enfants. Le mari de la mère est mort. Mais son mari, c’était à l’origine son fils adoptif. Elle a épousé le frère de ses enfants. Plus âgé, certes, d’une autre couleur, certes, après la mort du vrai père, certes. Mais flotte déjà là un parfum d’inceste, de ceux qui font brûler les tragédies antiques. Néanmoins, pas de drame majeur ici : il est mort, et le problème est la clé du coffre. Car le jeune homme a gardé la clé du coffre où sont placées les économies de la famille. La quête commence donc, orchestrée et rendue douloureuse par les couches de non-dits. De son côté, le mort, lui, est donc sur scène. Invisible pour tous, il tente d’établir un contact avec le monde des vivants, renforçant la sensation de confusion d’un monde où on peine à communiquer. Et, autour de ces deux quêtes, de cette famille, une galerie de personnages : l’amante du mort, les banquiers mesquins, les amies danseuses de la fille, la voyante que tente de séduire le fils… Dans un tourbillon réglé au millimètre, les espaces et les histoires créent sous nos yeux une toile de sens fertile, foisonnante et, paradoxalement, très cohérente.

J’ai commencé par regretter l’absence quasi totale de décors. Plus précisément, j’ai trouvé que ce plateau noir et quasi nu, habillé seulement de quelques éléments disparates, n’était pas du plus bel effet esthétique. Mais Marcial Di Fonzo Bo et Pierre Maillet traitent, inventent l’espace théâtral avec une telle intelligence que mes vagues regrets furent vite balayés. Au profit d’une curiosité et d’un intérêt croissants. En effet, les metteurs en scène utilisent la scène comme un prolongement du monde, un prolongement de l’extérieur. Se libérant ainsi de contraintes formelles, ils procèdent dans le même temps à une désacralisation et à une réinvention permanente de l’espace théâtral. Les comédiens jouent derrière les gradins, devant, en lumière, dans le noir, en haut des escaliers d’accès au plateau, le long des murs. Ils nous racontent alors une histoire aux perspectives ouvertes, au champ vaste, qui ne semble pas se terminer une fois les applaudissements achevés. Et ces comédiens, tous très bons, sont au service de cette grande toile commune. Ils sont toujours vivants sur le plateau. Parfois, on n’entend pas leurs discussions, car Marcial Di Fonzo Bo et Pierre Maillet utilisent beaucoup d’actions et de discussions mineures pour créer des atmosphères d’ensemble. De ces variations, on reçoit une vie scénique qui brûle en permanence, un peu comme un personnage à part entière, une émanation, à l’image de ce mort qui erre dans l’invisibilité.

Ainsi, Marcial Di Fonzo Bo et Pierre Maillet se mettent au service du texte de Rafael Spregelburd avec une grande intelligence. Ils tracent des fils, des liens, ils ouvrent des portes, théâtrales, mais aussi humaines. Ils nous invitent à un vrai moment de joie qui n’oublie ni l’humour ni l’énergie, tout en osant nous mettre face à ce qui nous échappe. Le pari est réussi. 

Élise Noiraud


la Panique, de Rafael Spregelburd

Traduction française de Guillermo Pisani et Marcial Di Fonzo Bo

L’Arche éditeur

Théâtre des Lucioles • 216, rue Étienne‑Marcel • 93170 Bagnolet

01 48 51 36 59

www.theatre-des-lucioles.net

Mise en scène : Marcial Di Fonzo Bo et Pierre Maillet

Avec : Cyril Ansermet, Sarah Anthony, Robin Bezençon, Damien Gauthier, Sébastien Gautier, Militza Gorbatchevsky, Virginie Kaiser, Olivier Magnenat, Julie Marin, Floriane Mésenge, Laure Nathan, Valérie Schwarz

Son : Jérome Leray

Lumière : Bruno Marsol

Photo : © Patrick Lüscher

Théâtre de la Bastille • 76, rue de la Roquette • 75011 Paris

Réservations : 01 43 57 42 14

Du 22 au 25 octobre 2009 à 19 heures, dimanche à 17 heures

22 € | 14 € | 13 €

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