« la Part du hasard, jouer avec l’inconnu », T.J.P. à Strasbourg

Leeghoofd © Clara Hermans

L’art autrement

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Reportage sur « la Part du hasard, jouer avec l’inconnu », temps fort de la saison organisé par le T.J.P. à Strasbourg. De quoi aborder autrement les arts de la marionnette.

Non, ce reportage n’a pas été fait par hasard ! À la tête du T.J.P. – centre dramatique d’Alsace, depuis 2012 –, Renaud Herbin développe un projet autour de la relation corps-objet-image qui vise à décloisonner les pratiques de la matière et de la marionnette par un lien avec le champ chorégraphique et les arts visuels. D’emblée, une démarche qui nous intéresse.

Dans sa programmation, le T.J.P. a, entre autres, prévu plusieurs temps forts qui ponctuent la saison. Après un premier week-end intitulé « Imaginer demain après “No futur” », voici « la Part du hasard, jouer avec l’inconnu » : « Parce qu’il produit de l’écart, parce qu’il y a du jeu, le hasard comme méthode de création et d’expérimentation est l’occasion d’un décentrement. Il met en échec nos imaginaires de maîtrise et de possession, pour ouvrir la voie à la réjouissante indiscipline du monde ».

Au programme : deux spectacles, dont un jeune public, un atelier rencontre (« L’expérience continue »), la restitution de « Parcours pro », avec Simon Delattre, et une conférence-débat. En tant que « grand témoin », Emma Merabet, membre du comité de rédaction de la revue Corps-Objet-Image 03, a accompagné l’équipe, les participants et le public dans la découverte des pourtours artistiques et physiques du hasard. Les échanges ont été nourris par la présence de Christophe Le Blay et Michael Cros, Marguerite Bordat, Aurélien Bory (artistes proches du projet du T.J.P.).

Soucieux de conserver les traces de ces expérimentations, confrontations et échanges, Renaud Herbin a effectivement créé, avec son équipe, une revue, accessible sur un site de ressources en ligne (http://www.corps-objet-image.com/). Cela répond à la politique de recherche et de production du pôle européen de création artistique pour les arts de la marionnette, dont fait partie le T.J.P. Mais quoi de mieux que de se rendre sur place pour constater le fruit de cet heureux hasard ?

Pratiquer le hasard comme méthode

Parce que le T.J.P. est d’abord un lieu de spectacle, le public a pu assister à deux propositions intéressantes. Le hasard, comme pratique de la surprise, peut s’expérimenter au quotidien. Le personnage de Leeghoofd nous l’a bien prouvé. Ébranlant toute certitude et toute évidence, Tim Spooner s’est, quant à lui, demandé, dans The Voice of Nature, à quoi bon vouloir dompter les forces ingouvernables de la nature.

La conférence a clos le week-end. Dans un contexte où l’on veut tout soumettre à la raison, Emma Miraben y a brillamment démontré l’importance de renouer avec l’irrationnel. Quelle part reste-t‑il au hasard ? s’est‑elle d’abord interrogée, quand les algorithmes devancent le moindre de nos désirs, créent d’innombrables besoins, après l’étude de tous nos faits et gestes : « L’ambition prométhéenne ne se limite pas à prévoir les risques, pour mieux les maîtriser, mais à orienter nos comportements, à influencer nos opinions, à agir sur nos modes de vie », a‑t‑elle précisé. En effet, avec la géolocalisation, même les pratiques relationnelles (à soi, aux autres, à notre environnement) sont paramétrées. Et le profilage ne répond pas à une seule logique commerciale. Les hommes politiques, eux-mêmes, ont recours a de tels procédés pour agir sur les intentions de vote et, par là même, confisquer le débat démocratique.

Après ce constat accablant, la jeune chercheuse a fini par évoquer la capacité de la création à déstabiliser ce cadre prescriptif, à résister à ces tentatives totalitaires en nous déconditionnant. Et pas seulement les démarches qui s’appuient spécifiquement sur le hasard, comme celle des surréalistes, notamment le poète André Breton qui privilégiait « la trouvaille toujours au-delà de toute prévision » !

Éloge de la lenteur, nécessité de l’errance et du tâtonnement, plaisir de la découverte fortuite, goût pour le mystère… « voilà de quoi ouvrir le champ des possibles », a‑t‑elle conclu, car la marche du monde échappe aux prévisions. Et c’est tant mieux. Renouer avec une pensée magique ne permet‑il pas de développer une réceptivité accrue, pour faire ses propres choix, en toute liberté ?

Au cœur de la matière artistique

Le T.J.P. a aussi invité le public à poursuivre l’expérience du sensible par des temps de rencontres, d’échanges et de pratiques. Les chantiers offrent effectivement l’occasion de découvrir et d’explorer l’univers d’un artiste. Rencontrer des passionnés de la scène contemporaine, inventer aux côtés de bidouilleurs d’objets ou rêver avec des poètes du mouvement… autant de moments à vivre entre amis, en solo ou en famille, et qui s’adressent à tous : enfants, ados, adultes, novices ou pas.

Ainsi, dans « L’expérience continue », chacun a tenté d’apprivoiser le hasard au gré de la mécanique fortuite de mobiles élaborés ensemble. Dans cet espace de jeu improvisé, la suspension et l’équilibre ont invité à la surprise, les lois vertigineuses ont précipité les échanges. Les participants ont pu bouger, dialoguer et se donner en représentation autour d’objets permettant de chercher moult points d’équilibre. Les mobiles créés (« systèmes d’évasion construits par de petites équipes ») ont surtout rappelé l’intérêt d’agir et d’inventer collectivement.

Ce week-end fournissait également l’occasion d’assister à la restitution du « Parcours pro ». Proposé en partenariat avec l’Agence culturelle d’Alsace, celui‑ci est accessible aux artistes professionnels de la région Grand Est, quelle que soit leur pratique artistique. L’opportunité d’expérimenter l’univers d’un artiste proche du projet du T.J.P. Et aussi de se rencontrer entre artistes, chercher, tester, se tromper, et cheminer ensemble.

Cette fois‑ci, c’est Simon Delattre, diplômé de l’Énsam de Charleville-Mézières, qui l’a animé. Inspiré par le cinéma, celui‑ci convoque son langage dans ses propres spectacles, car il considère que le 7e art, comme la marionnette, permet de donner des accents dramaturgiques tranchés. Il a alors proposé aux participants de transposer les diverses figures de styles cinématographiques au plateau, en partant de la fameuse « scène de la douche » (Psychose de Hitchcock). Le résultat fut tellement riche que d’autres séquences de films ont aussi été travaillées : réflexions sur la qualité et le traitement du son et de l’image (les cadrages, les noirs), sur les dialogues, sur l’espace et les déplacements (champ, contrechamp, travelling), le découpage du temps (le montage), le tout en manipulant des objets, bien sûr. Quelle inventivité ! La restitution fut passionnante, car féconde en trouvailles, jusqu’au défaut de mise au point d’une focale rendu par des loupiotes défaillantes.

En s’interrogeant, y compris de façon sensible, sur la manière de jouer avec l’inconnu, publics, amateurs et professionnels ont ainsi pu faire l’expérience du théâtre autrement. Et cela plaît beaucoup au T.J.P., en témoigne les spectateurs, nombreux, venus assister aux différentes propositions : « Il se passe toujours quelque chose ici. Les artistes sont souvent inspirés, les rencontres enrichissantes. De quoi élargir les horizons ! », a déclaré Emmanuelle, fidèle spectatrice… rencontrée par hasard. Forcément ! 

Léna Martinelli


« la Part du hasard, jouer avec l’inconnu »

T.J.P.-C.D.N. d’Alsace • grande scène • 7, rue des Balayeurs • petite scène • 1, rue du Pont‑Saint‑Martin • 67000 Strasbourg

Réservations : 03 88 35 70 10

http://www.tjp-strasbourg.com/

Du 20 au 22 janvier 2017

Programme détaillé : http://www.tjp-strasbourg.com/weekend-jan/

Traces des interactions du week-end sur www.corps-objet-image.com

Photos : © Benoît Schupp et Clara Hermans

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