« la Réunification des deux Corées », de Joël Pommerat, Ateliers Berthier à Paris

La Réunification des deux Corées © Élisabeth Carecchio

Un Pommerat qui palpite

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Dans sa dernière création, Joël Pommerat explore les choses de l’amour. Ou plutôt les états de l’amour, lui qui choisit d’intituler sa pièce « la Réunification des deux Corées » ! Pourtant, il n’est pas question de géopolitique ici, mais bien de tectonique des cœurs. Entre réalité crue et fantasmes, un théâtre tout en tension et invention.

Après l’espace circulaire, Joël Pommerat explore le bifrontal, un dispositif adapté pour traiter de l’amour. Pas pour y montrer le couple sous tous les angles, mais pour ausculter nos cœurs, créer des amplitudes différentes aux liens entre deux individus : rapprochement, très grand écart, éloignement, télescopage et toutes ses variantes. La scénographie est donc très juste, même pour adapter des fragments de la Ronde d’Arthur Schnitzler ! Dans ce long et étroit espace, plusieurs des nombreux personnages qui y défilent sont « border line ». D’ailleurs, sur ce chemin de vie, ils y expriment souvent leur va-tout.

L’amour dans tous ses états

Trahisons, dominations, frustrations, perversions… Le couple est une source d’inspiration intarissable. Mais que dire de nouveau sur ce sujet traité depuis la nuit des temps ? S’ils ne datent pas d’aujourd’hui, le harcèlement sexuel ou la pédophilie sont des sujets qui résonnent fort. Surtout, Joël Pommerat échappe à tous les pièges, joue des conventions, pour – une fois de plus – imposer, avec maestria, son univers si singulier, entre naturalisme et onirisme. La vingtaine de saynètes qu’il a conçues n’ont pas de lien entre elles, si ce n’est le thème. Cependant, tout se tient. Le premier amour, la dispute, le couple trompé, le divorce, l’amour tarifé, les petits arrangements, les enfants… Ces situations se font écho. Tantôt drôles, tantôt cruelles, elles se succèdent sans temps mort. S’il assume de plus en plus une certaine légèreté, Joël Pommerat privilégie l’absurde, celui qui laisse un goût amer en bouche. Un théâtre de saveurs qui se déguste, malgré tout, avec plaisir, tant les émotions sont vivaces. On passe du rire aux larmes, de l’amusement à l’effroi, sans crier gare.

Quelle vision désespérée ! Comment peut-on encore croire au miracle de l’amour, se demande le médecin qui tente de convaincre une S.D.F. d’avorter de l’enfant qu’elle a conçu avec un individu peu recommandable : « Je vais te dire, Annie, déjà dans la vie normale, la vie des gens qui n’ont pas de handicap, au départ l’amour c’est […] un concept […] je te garantis quand on se réveille de l’amour après trois mois trois ans ou quinze jours on se rend compte qu’on a déliré qu’on a fantasmé et que c’est nul… le bonheur dans la vie il faut le chercher en soi pas chez les autres et surtout pas dans l’amour… ».

Et le titre de la pièce s’éclaire tout à coup dans la scène entre la femme amnésique et son mari qui lui rend visite à l’hôpital où elle est internée : plus que jamais, la réunification de deux êtres que tout oppose (comme les deux Corées, ennemis historiques) semble a priori impossible. Mais paradoxalement, c’est dans cette séquence magistrale que l’espoir pointe, quand l’homme qui s’obstine à recréer le lien quotidiennement, explique : « Ben c’est comme ça… on parle à peu près comme on est train de le faire, tu me poses à peu près les mêmes questions et puis à un moment quand je te raccompagne dans ta chambre, tu me demandes si j’en ai envie… Tu me dis que ça t’a donné envie, cette discussion avec moi… envie de faire l’amour avec quelqu’un… alors tu me demandes si je serai d’accord de le faire avec toi. ». Panne de souvenirs, mais pas de désir, ici réactivé, jour après jour, comme la toute première fois. Ah, l’irrésistible attraction de sa « moitié » !… Tout un champ des possibles s’ouvre alors dans ce couloir où les frontières s’estompent enfin.

Une écriture de plateau

Dans la veine des auteurs réalistes, Joël Pommerat formule précisément ce qui constitue notre humanité. Mais, en plus de dire et de montrer, il suggère. Pas étonnant, alors, que l’auteur monte ses propres textes. Le metteur en scène n’a pas son pareil pour flouter le concret, dévoiler ce qui se joue entre les individus, montrant ainsi ce qui les rapproche, voire les sépare. Souvent des abymes ! Il injecte du fantastique dans les failles de l’inconscient, sonde nos terreurs d’enfance, titille notre imaginaire avec fantômes et créatures en tout genre, comme cette figure de cabaret que l’on retrouve de spectacle en spectacle. Cet insolite au cœur du quotidien n’est pas sans exprimer une indicible mélancolie.

Cette inquiétante étrangeté, elle est aussi due en grande partie à la scénographie. Les splendides lumières sculptent non seulement l’espace, elles éclairent aussi la part d’ombre de ces personnages à la dérive. Comme l’image chargée de matière, les voix ont un grain bien particulier dans les spectacles de la Cie Louis-Brouillard. L’amplification micro est bien plus qu’un habillage sonore. C’est un supplément d’âme. Le jeu d’acteur, incarné, est aussi d’une efficacité redoutable pour entrer dans l’intimité des personnages qui se tiennent là, devant nous, dans une proximité vertigineuse. L’interprétation de tous les comédiens est d’une remarquable justesse, jusque dans l’hystérie. Les déplacements traduisent, avec précision, ces jeux de pouvoir entre les individus, dont les comédiens nous exposent les souffrances brutes sans jamais dissiper leur mystère.

Joël Pommerat poursuit son exigeante quête artistique sur les relations humaines, sur l’existentiel, en réinventant sans cesse. Cela donne une écriture sensible, un art de la perception qui révèle l’intensité de l’ordinaire. Voilà du grand théâtre qui nous éclaire sur la difficulté d’aimer et prouve, une fois de plus, le talent indéniable de l’un de nos plus grands auteurs et metteurs en scène d’aujourd’hui. 

Léna Martinelli


la Réunification des deux Corées, de Joël Pommerat

Cie Louis-Brouillard • 37 bis, boulevard de la Chapelle • 75010 Paris

01 46 07 33 89

Mise en scène : Joël Pommerat

Avec : Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu

Scénographie et lumière : Éric Soyer

Musique originale : Antonin Leymarie

Réalisation costumes : Isabelle Deffin

Son : François Leymarie

Vidéo : Renaud Rubiano

Photo : © Élisabeth Carecchio

Ateliers Berthier • 1, rue André-Suares • 75017 Paris

Site du théâtre : http://www.theatre-odeon.eu

Réservations : 01 44 85 40 40

Du 17 janvier au 3 mars 2013 à 20 heures, le dimanche à 15 heures, relâche le lundi et les 26 et 27 février

Durée : 1 h 50

De 6 € à 30 €

Tournée :

  • Du 19 au 30 mars 2013 : Théâtre national de Belgique à Bruxelles
  • Du 10 au 13 avril 2013 : Théâtre Français, Centre national des arts du Canada à Ottawa
  • Du 14 au 15 mai 2013 : La Filature, scène nationale de Mulhouse
  • Du 23 au 26 mai 2013 : Folkteatern à Göteborg (Suède)
  • Du 6 au 8 juin 2013 : Festival de Naples (Italie)
  • Du 15 au 16 juin 2013 : Teatrul national Radu-Stanca à Sibiu (Roumanie)
  • Du 21 au 24 août 2013 (à confirmer) : Festival international de rue à Aurillac
  • Du 24 au 25 octobre 2013 : Théâtre de la Ville de Luxembourg
  • Du 28 au 30 novembre 2013 : Centre national de création et de diffusion culturelles à Châteauvallon

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