« le Cas Blanche‑Neige ou Comment le savoir vient aux jeunes filles », de Howard Barker, Théâtre Joliette‑Minoterie à Marseille

le Cas Blanche-Neige © Caroline Victor

L’anti-Disney

Par Marie Lobrichon
Les Trois Coups

Blanche-Neige s’encanaille au cabaret, sous un déluge de strass où affleure le tragique. Pari risqué, mais la magie opère.

Walt Disney en aurait avalé son chapeau. Ici, pas de petits oiseaux et de nains simplets : c’est un cabaret clinquant que cette cour royale. Et lorsque le rideau s’ouvre sur une musique de plateau télévisé, donnant à voir un podium occupé par des personnages mi-dénudés, mi-couverts de strass, paillettes, Skaï et autres accessoires de revue érotique, on peut avoir peur – vraiment peur. Cela clignote tellement dans tous les sens qu’on en a mal aux yeux. La Reine s’exhibe lors de numéros burlesques très au point, sublime de sensualité et de nymphomanie face à un chasseur échappé d’un porno pas si chic. Blanche-Neige n’a pas autant de succès dans sa guêpière de duvet blanc, ornée (détail charmant) d’un petit triangle rose et lumineux stratégiquement placé. On comprendra qu’elle s’émancipe, en s’enfuyant dans la forêt pour fricoter avec sept hommes… Quant au Roi, il est (presque) nu, tout d’argent et de simili cuir dévêtu.

Les premiers instants n’auront pas été sans tremblements. Mais l’excellente facture du spectacle anéantit bientôt cette première crainte. Car s’il y a bien du kitsch et du vulgaire, c’est pour s’en jouer et même s’en délecter avec malice, le bas de gamme maintenu à distance. Vidéo, tours de chant, sonorisations et jeux de lumière : ce qui pourrait n’être qu’une accumulation d’effets confère à l’ensemble un vernis de glamour et un rythme endiablé, pour le plus grand plaisir du public. Mais un plaisir teinté d’effroi. Plusieurs tableaux du spectacle traduisent cette sensation, qui se cristallise tout particulièrement lors de la contemplation de la Reine dans son fameux miroir. Rien de magique ici : si l’objet parle, c’est qu’il est tenu par des mains humaines, celles d’une vieille femme aveugle et qui, de ses bras frêles mais tenaces, toute tremblante et avachie dans son fauteuil roulant, brandit au-dessus de sa tête une guirlande d’ampoules lumineuses, qui ne renvoie d’autre reflet… que celui de son propre visage ridé. Incarné sur scène par le corps vieillissant de l’acteur Maurice Vinçon, grimé, les jambes gainées de bas noirs, ce personnage suscite à chacune de ses apparitions un effet saisissant, à la fois étrangement beau et angoissant, où l’esthétisme scénographique ne rend que plus mordante encore la peinture de la vanité.

Rien de cette alchimie féroce ne prendrait forme sans la qualité de ses interprètes. En particulier d’Hélène Milano, magnifique Reine à la plastique digne d’une Marilyn reconvertie en meneuse de revue, et à l’intensité d’une Phèdre de la meilleure eau. Aussi habile dans le maniement des plumes d’autruche que dans le répertoire tragique, sa présence accapare le regard. Dans le rôle de Blanche-Neige, Anne Naudon remporte elle également l’adhésion. Pétillante et pleine d’autodérision, elle confère à son personnage une grâce touchante et parfois même grave, sans tomber dans l’écueil de la mièvrerie faiblarde. Face à ces deux phénomènes, les interprètes masculins sont un peu en dessous. Le Chasseur / Prince / Roi des Écossais en fait des caisses, au point que c’en est gênant, tandis que le Roi manque d’équilibre dans son costume de faux travesti qui n’apporte pas grand-chose à l’affaire. Mais il faut dire que dans cette relecture du conte, on perçoit moins de mâles dominants que d’hommes-objets…

Société du spectacle et « freak show » tragique

Loin, très loin de l’univers Disney, la pièce de Howard Barker dynamite tous les oripeaux pudiques du conte des frères Grimm pour en révéler l’absolue indécence. À sa manière, la metteuse en scène Carole Errante ne fait que doubler la mise. La dénonciation d’une société pétrie de faux-semblants, à travers l’effeuillage du plus petit commun dénominateur de nos récits identitaires, trouve son écho dans le registre du cabaret, ce spectacle par excellence. Dans ce jeu de massacre, la scène devient le lieu d’un bas-les-masques féroce, où l’artificialité des effets dramatiques laisse place à une sincérité crue. Même l’interprétation de « Je suis une femme amoureuse » en play-back se transforme en moment de bravoure, basculant de la fausseté à la vérité en dévoilant la qualité proprement tragique de la situation comme des personnages. Les références populaires mettent à nu et à mal la société du spectacle… avec les armes du théâtre.

Certes, cela n’est sans doute pas d’une originalité folle. Mais voilà une création qui a le mérite de combler le spectateur, au moyen d’une palette de plaisirs autant coupables qu’adressés à ses sentiments plus élevés. Finalement, le déluge de paillettes aura été étonnamment digeste… au point de donner envie de remettre le couvert. 

Marie Lobrichon


le Cas Blanche-Neige ou Comment le savoir vient aux jeunes filles, de Howard Barker

Traduit de l’anglais par Cécile Menon (éditions Théâtrales)

Mise en scène : Carole Errante

Avec : Hélène Milano, François Cottrelle, Carlos Martins, Maurice Vinçon, Anne Naudon et la participation filmée de Geoffrey Coppini et Stéphan Pastor

Dramaturgie : Christine Kiehl

Collaboration artistique : Christelle Harbonn

Création lumière : Jean‑Luc Passarelli

Costumes : Aude Amédéo

Scénographie : Olivia Tournadre

Vidéo : Paule Sardou

Technicien vidéo : Nicolas Helle

Création sonore : Romain Leiris

Musiciens et ingénieurs du son : Romain Leiris et Laurent Rossi

Photo : © Caroline Victor

Production : Production La Criatura

Coproduction : Théâtre Joliette-Minoterie, Théâtre du Merlan, scène nationale de Marseille, Théâtre Antoine‑Vitez, Théâtre de Lenche, Pôle arts de la scène – Friche la Belle de Mai

Avec le soutien de la ville de Marseille, du conseil départemental des Bouches-du‑Rhône, et de la Spedidam (Société de perception et de distribution qui gère les droits des artistes interprètes en matière d’enregistrement, de diffusion et de réutilisation des prestations enregistrées)

Remerciements au Théâtre de la Mer et à la Casa Ortega pour la mise à disposition de leurs espaces

Théâtre Joliette-Minoterie • 2, place Henri-Verneuil • 13002 Marseille

Téléphone : 04 91 90 07 94

Jeudi 21 avril et vendredi 22 avril à 20 heures, samedi 23 avril 2016 à 19 heures

Plein tarif : 12 €, 14 €, 20 €

Tarifs réduits : 3 €, 6 €, 8 €, 9 €, 10 €, 12 €

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