« Le mot “progrès” dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux », de Matéï Visniec, Théâtre de l’Oulle à Avignon

Le mot progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux © Éric Prat

La quête des os

Par Élise Noiraud
Les Trois Coups

Quatre pièces de Matéï Visniec sont présentées au Off d’Avignon cette année. Croyant peu au hasard, je me permets d’imaginer que c’est le signe que cet auteur roumain, né en 1956, a beaucoup à nous dire sur notre époque. Et interroge notre société de façon juste, et contemporaine. Doué pour les titres longs et truculents, Visniec intitule donc sa pièce « Le mot progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux ». Tout un programme. Que Jean‑Luc Paliès et ses comédiens parcourent avec justesse, humanité et émotion, sans se départir d’un plaisir communicatif.

La pièce se passe entre Paris et les Balkans. Le père et la mère reviennent chez eux, dans un village, quelque part en Europe centrale, après des années de guerre. La maison est dévastée, pillée. Et, surtout, le fils est mort. Disparu. Sans le corps et une tombe digne de ce nom, la mère ne peut pas faire son deuil. Vieille femme assommée de chagrin, qui tourne en rond dans une valse interminable avec les éternels absents : les os. Alors, pour l’apaiser, et pour ne pas se noyer lui aussi dans la peine, le père cherche. Creuse. Déterre des corps qui n’appartiennent jamais à son Vibko. Lui, le fils, est pourtant là, sur scène. Une ombre, un fantôme, qui parle à ses parents sans qu’ils ne l’entendent jamais. Il semble attendre le vrai passage, paisible, du côté des morts. Passage que son meurtre brutal ne lui a pas permis. Et puis, il y a la fille, qui tapine à Paris pour envoyer de l’argent aux parents. Une galerie de personnages meurtris, qui tentent de retrouver leurs marques dans un monde passé brutalement du communisme au capitalisme.

Évidemment, il y a de la douleur. Des étendues de douleur, même. Des lacs. Des puits, gonflés d’ordures, où l’eau croupit à l’image de celui situé dans la cour des parents, où tout le village a jeté ses poubelles. Des hommes et des femmes perdus, et les voix des morts qui n’en finissent pas de demander qu’on renvoie leurs os chez eux. Mais Visniec n’a pas écrit une pièce triste. C’est là le paradoxe et l’intelligence de son travail. Caractéristique tout à fait saisie par Jean‑Luc Paliès, qui nous convie à un spectacle plein de vie, de rires, et de sourires entre les larmes. Un spectacle dont le mérite est de proposer à la fois des personnages écorchés, extrêmement profonds et émouvants, et des figures plus légères, comiques, très dessinées. Ces personnages secondaires mais précieux amènent une grande vitalité au spectacle, une sorte de respiration nécessaire. Le tragique naît du comique et inversement, et c’est au prix de ce jeu de vases communicants que nous sommes réellement happés, grâce à une belle créativité.

Ainsi, le foisonnement sur scène est tel que l’on ne sait plus trop combien sont les comédiens. Ils apparaissent, disparaissent, se travestissent. Tous sont bons, très bons. Alain Guillo, époustouflant, nous glace autant qu’il nous fait rire dans le rôle du voisin. Katia Dimitrova, bouleversante dans le rôle de la mère, retient du début à la fin une douleur muette et déchirante. Miguel‑Ange Sarmiento prend un plaisir fou à interpréter six personnages différents. Et si tous ses accents ne sont pas d’une précision d’orfèvre, on le lui pardonne grandement tant son élan est communicatif.

Enfin, la mise en scène de Jean‑Luc Paliès, pleine d’énergie et de finesse, permet d’entendre pleinement la vigueur du texte de Visniec. Peut‑on tout acheter ? Combien vaut un deuil ? Quelle place pour l’humain dans un monde du tout-marchand ? Et émergent peu à peu les échos, indubitables, avec notre système actuel et sa « crise ». Car la question, n’est‑ce pas, c’est toujours la même : qui, de l’homme ou du système, a le plus de prix ? Et dansent sur les fils ténus de la marge ou des frontières, les hommes et les femmes qui ne savent ni ne peuvent répondre. Tournent les hommes et les femmes en qui le doute, la peur, la faiblesse subsistent, dans un monde qui ne les désire pas, ou peu ou mal. Tel un ballet, ou une lutte, perpétuelle, contre l’aliénation. Pour gagner, peut-être, la liberté. Ou, tout du moins, la paix. 

Élise Noiraud


Le mot progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux, de Matéï Visniec

Influenscènes-Le Nouveau Prétexte • 17, rue André‑Laurent • 94120 Fontenay‑sous‑Bois

01 48 77 94 33

info@influenscenes.com

www.influenscenes.com

Mise en scène : Jean‑Luc Paliès

Avec : Philippe Beheydt, Katia Dimitrova, Claudine Fiévet, Alain Guillo, Jean‑Luc Paliès, Miguel‑Ange Sarmiento, Estelle Boin

Assistant mise en scène : Alain Guillo

Coach interprétation : Claudine Fiévet

Création musicale : Alexandre Perrot, Jean‑Baptiste Paliès

Coach vocal : Isabelle Zanotti

Régie générale et bande-son : Alain Clément

Assistant régie et décor : Jean‑Luc Rossi

Théâtre de l’Oulle • 19, place Crillon • 84000 Avignon

Réservations : 04 90 86 14 70

Du 8 au 26 juillet 2009 à 11 heures

Durée : 1 h 20

19 €| 13 €

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant