« le Ventre de Shakespeare », d’après William Shakespeare, Théâtre du Voyageur à Asnières‑sur‑Seine

le Ventre de Shakespeare © D.R.

Une valse de pétillante mélancolie

Par Lise Facchin
Les Trois Coups

Le Théâtre du Voyageur est un endroit improbable tout au bout du quai B de la gare d’Asnières. La porte en est banale, mais ne vous y fiez pas ! Elle marque le seuil d’un monde mystérieux, peuplé de vieux fauteuils Voltaire accueillants, serti d’un rideau gigantesque et enchâssé dans de faibles lueurs de chandelle. Vous êtes entré. À la porte du théâtre, au sortir du train de banlieue, vous avez laissé les vieux oripeaux de la réalité, et la magie vous enroule. Divisé en deux épisodes de deux heures, ce spectacle de magie chaotique vous transporte à la frontière entre Le Globe et le Berliner Ensemble.

Parti au-delà du monde, le temps n’est plus. C’est donc de manière tout à fait surprenante que le rideau s’ouvre sur un monde scénique biscornu, dont l’étrangeté berce déjà. Décors peints, vieux tapis, silence.

Henri IV, vieux roi fatigué, figure mélancolique tiraillée entre la tendresse naturelle qu’il éprouve pour son fils et son devoir de monarque qui le pousse à renier ce débauché, apparaît en haut de sa tour. Il ouvre la première partie de la vie de Falstaff avec une tristesse profonde, éclairé par la blafarde lune, les broderies d’or de son manteau royal luisant de mille feux funestes. Chut… Shakespeare est là. Il plane au-dessus de nous comme un fantôme ami, donnant son consentement paternel, voire prêtant un peu de son génie à ce très fou et très beau spectacle.

Qui est Sir John Falstaff ? Selon l’incommensurable majorité, c’est le stéréotype du noble ruiné, noyé dans les plaisirs de la débauche, couard, menteur et sans la moindre trace d’honneur, à peine quelques résidus des manières de la cour. Selon le Théâtre du Voyageur, il est l’oscillation permanente, l’ambiguïté souveraine, le personnage qui, malgré tout, échappe au jugement de la morale. Parce qu’il incarne l’amour du monde terrestre, de la vie au sens le plus incarné, on l’exempte de la couardise qui tout à l’heure nous faisait bondir. Parce qu’il est capable de vraie tendresse, son opportunisme révoltant ne parvient pas à le faire estampiller « vendu ». Parce que le reniement du prince au moment de son couronnement le blesse réellement, on ne lui tient pas rigueur des petites trahisons à l’encontre de son royal ami. Nous passons notre temps à changer d’avis à son sujet. L’empathie traditionnellement installée dès le début ne fait, avec Falstaff, que se mouvoir jusqu’à la fin. On n’est toujours pas capable de savoir ce que l’on pense de lui une fois rentré chez soi. Sa fuite est totale.

Le spectacle qui retrace sa vie est le résultat d’un savant montage entre trois pièces de Shakespeare : Henry IV, les Joyeuses Commères de Windsor et Henry V. Une fois de plus, on est saisi par la beauté, la finesse et l’esprit de la langue du dramaturge anglais, qui pétille avec la joie raffinée d’un bon champagne. « Je suis pauvre comme Job, mais je suis moins patient que lui ! »…

Non seulement la littérature explose, mais la peinture, la musique, la danse, les costumes et les maquillages participent de ce grand magma émotionnel. Les décors, brossés en travers d’énormes toiles suspendues, sont des ciels aux visages singuliers : de l’étourdissante folie lunaire à la simplicité d’un mouton sur fond bleu pâle. La touche est vibrante, le monde est affaire de toucher. Les personnages évoluent dans ces univers de jeu colorés.

La musique se déploie sans crier gare depuis le piano droit dissimulé sous une couche de vieilles carpettes… Parfois déstabilisantes, souvent drôles et à propos, les chansons s’insèrent au creux de la narration avec un côté brechtien bien senti. Ces chansons font partie de la culture commune : Fugain, Gainsbourg, Grease… Remaniées, découpées, scandées, « leitmotivées », elles donnent à l’univers shakespearien un éclairage populaire moderne qui rappelle la proximité, scandaleuse à l’époque, du dramaturge anglais avec cette affreuse plèbe. Sans jamais choquer… Hélas, on n’est pas toujours aussi chanteur qu’on est comédien, et si Arnaud Cottereau est tout à fait talentueux dans ses divers rôles (le Prince, Robin, Lequoy, Lesimple)… il semble souffrir d’un léger handicap musical… En revanche, le morceau anglais de Carol Lipkind nous transporte d’un point à un autre de manière presque physique.

Les costumes et les maquillages, farfelus, bricolés, colorés, donnent au spectacle un côté cabaret. Un cabaret un peu sauvage, un peu Cheapside. Encore une fois, Shakespeare et Brecht se serrent la main. Ils se serrent la main oui, mais restent un peu timides : on aurait voulu qu’ils se donnent l’accolade. Une retenue un peu déguisée laisse le spectacle à la frontière d’une rencontre. On a envie que Dorothy soit une putain brechtienne, acrobate de l’espace ténu qui sépare l’amour de vivre de la désespérance désabusée. On ne la voudrait pas fée, on la voudrait chair. Chair d’émotion.

C’est peut-être par ici que le spectacle pèche : l’unité. À trop vouloir souligner le corps, l’existence charnelle, on tombe dans le piège judéo-chrétien de la dualité corps-esprit. Or les personnages de Shakespeare sont souvent aux prises avec cette cohabitation qui fait le mystère humain. Le spectateur a parfois du mal à suivre, ballotté qu’il est entre des histoires croisées et une recherche suivie de la dichotomie (corps-esprit, peuple-aristocratie, lâcheté-courage…). Un petit nuage de chaos flotte parfois sur quelques passages, mais on en ressort comme Ulysse : heureux d’un beau voyage. 

Lise Facchin


le Ventre de Shakespeare, d’après Henry IV, les Joyeuses Commères de Windsor et Henry V de William Shakespeare

Adaptation : Chantal Melior

Mise en scène : Chantal Melior

Avec : Sandrine Baumaj, Véronique Blasek, Arnaud Cottereau, Gautier Gaye, Ariane Lacquement, Carol Lipkind, François Louis, Matthieu Mottet, Siva Nagapattinam Kasi, Florian Pelissier, Tom Sandrin

Direction musicale : Carol Lipkind

Piano : Carol Lipkind, Florian Pelissier

Chorégraphie : Ariane Lacquement

Décors : Marine Porque

Lumières : Michel Chauvot

Théâtre du Voyageur • quai B, gare S.N.C.F. • 92600 Asnières‑sur‑Seine

Réservations : 01 45 35 78 37

www.theatre-du-voyageur.com

Du 6 mars au 5 avril 2009, épisode 1 : vendredi 6 et 20 mars, jeudi 26 mars, samedi 28 mars, jeudi 2 avril à 20 h 30 ; épisode 2 : samedi 7 et 21 mars, vendredi 27 mars et 3 avril à 20 h 30 ; épisodes 1 et 2 : dimanche 8, 22, 29 mars et 5 avril à 17 heures

Durée : épisode 1 : 2 h 10 ; épisode 2 : 2 h 25

20 € | 8 € | pass 2 épisodes : 36 € | 16 €

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