« le Vrai Sang », de Valère Novarina, Odéon‐Théâtre de l’Europe à Paris

le Vrai Sang © Alain Fonteray

Novarina : penser et brûler le langage

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Le cycle Novarina, au cœur de la programmation de la saison 2010-2011 du Théâtre de l’Odéon, se poursuit avec la présentation de la dernière création de l’auteur, « le Vrai Sang ». Qualifié avec humour de « drame forain », le spectacle mélange les arts, les tonalités et les références pour questionner, encore et toujours, le langage.

Le Vrai Sang est une pièce « sans lieu, sans récit », annonce « l’enfant théorique » du Prologue. « Dans l’espace est la solution de la pensée : dans l’espace, le langage se résout », ajoute ce faux personnage. Tout l’enjeu de la pièce se trouve ainsi condensé dans ces paroles qui sonnent comme des intentions d’auteur. Et, en effet, ce qui suit ne raconte rien, ne possède aucun fil directeur. Des figures, des objets et des noms entrent et sortent sur scène dans un décor prodigieux qui ne représente rien, si ce n’est l’univers mental du créateur. Des épisodes se succèdent, qui évoquent l’Homme, le Temps, l’Espace, le Langage. Certains font retour, avancent par variations. Il y a des changements de rythme et de registre. De la danse, de la musique, des chansons, de la peinture. Multiplication de références (aux précédents spectacles novariniens, à la Cène, à la démocratie grecque, à la communication, au cirque, au Faust forain qui a marqué Valère Novarina enfant, à Mozart, aux savants jargonnant le latin, au temps lamartinien, au coup de dés mallarméen, etc).

Le début de la pièce semble plus satirique, la fin plus grave. Mais de là à parler de « structure »… Seul le texte nous apprend qu’il s’agit de deux actes distincts. L’ensemble s’achève par la venue des « antipersonnes » sur le plateau. En effet, les comédiens viennent dire la disparition du texte novarinien, cette chose vivante qu’ils viennent de proférer, de brûler, d’exténuer, tout au long de la représentation, afin de laisser parler le vide (la pensée) qui se cache derrière les mots : « Le vrai sang des choses est à chercher au fond des mots ».

Un espace traversé de corps et de paroles

La scénographie est primordiale puisque c’est l’espace scénique qui permet de résoudre, d’après Novarina, la lutte entre la pensée et le langage, entre les choses et les mots. Philippe Marioge a conçu un décor pour l’Odéon, inspiré d’éléments du modèle de la salle à l’italienne, qu’il a destructurés. Une très belle toile peinte par Novarina il y a quelques années (intitulée Un temps, deux temps, et la moitié d’un temps, et inspirée du Livre de Daniel) sert d’élément principal. Elle est suspendue au fond de la scène, cachée sur les côtés par des voiles noirs transparents, et elle se reflète sur un sol ébène réfléchissant et couvert de stries. Le tout forme un prisme composé de triangles inversés et de lignes de fuite qui décentrent la perception du spectateur. C’est sur cet espace ouvert, désordonné et diffracté que circulent les signes (corps, sons, lumières, accessoires), comme des signes graphiques sur une page ou des notes sur une partition. L’expérience optique offerte au public est encore renforcée par les costumes très colorés que portent les comédiens.

Une fois créé cet espace scénique stupéfiant et magnifique qui interroge sur l’action de regarder (sens étymologique du mot « théâtre »), Novarina invite à voir l’Homme : à travers ses petits drames, et à travers son langage saisi sur le vif. Certains moments sont particulièrement forts. Les épisodes où Faust, transformé en clown d’opérette rouge chante sa Marguerite face à une roue de couleurs, sont particulièrement jubilatoires. Le solo de Manuel de Lièvre – danseur en perdition – mêle avec virtuosité et cocasserie le mime et la danse. La satire cinglée des hommes politiques et de leurs discours de communication détonne. Les performances de Mathias Lévy au violon et de Christian Paccoud à l’accordéon sont remarquables. Sans parler du talent de l’ensemble des comédiens qui donnent chair à la langue en folie de Novarina – une langue pleine de néologismes, de mots-valises, de mots composés selon des dérivations savantes, de verbigérations, et qui opère par prolifération de signifiés et de signifiants !

Mais, malgré ces moments de grâce, le spectateur « décroche » souvent : confronté à des fragments d’êtres, des bribes de références et à des discours qui attaquent la possibilité de passer des mots aux choses, il n’a presque plus rien à quoi se raccrocher, hormis l’obscurité du langage – véritable sujet de la pièce.

« Le langage est le vrai sang »

Certes, la réflexion philosophique, linguistique et poétique sur le langage est profonde et passionnante. Novarina utilise le lieu du théâtre, cet « enclos où l’on vient tous ensemble voir si singulièrement », comme une « chambre d’échos », un « laboratoire linguistique ». Des tas de mots y prennent corps. Des mots du quotidien et de la communication (slogans et phrases toutes faites) qui ne font que créer une distance entre l’homme et les choses. Des jeux verbaux qui tentent de faire entendre un langage préverbal, pulsionnel, sexuel, terrible (comme le faisait Michaux dans Glu et gli ou Artaud). Des mots qui sont travaillés par la philologie et révèlent que la langue est un « puits » : « Les mots viennent de tous les mots, aucun ne vient des choses », écrit l’auteur. Le spectateur est ainsi convié à voir et entendre le mystère du langage à travers le sang de la parole humaine des acteurs… L’intention est louable, mais il manque au Vrai Sang un fil auquel relier ces pépites de pensée poétique, une composition (sans parler d’intrigue à la Racine) qui donnerait plus d’éclat et de densité au propos. Sans tomber dans les excès abhorrés par Novarina de « l’industrie de l’explication », le spectateur aimerait être éclairé par un semblant de structure, au lieu d’être perdu dans la nuit des mots… 

Lorène de Bonnay


Le Vrai Sang, de Valère Novarina

Texte publié aux éditions P.O.L.

Mise en scène : Valère Novarina

Avec : Julie Kpéré, Norah Krief, Manuel Le Lièvre, Mathias Lévy, Olivier Martin‑Salvan, Christian Paccoud, Dominique Parent, Myrto Procopiou, Agnès Sourdillon, Nicolas Struve, Valérie Vinci, Richard Pierre, Raphaël Dupleix

Musique : Christian Paccoud

Scénographie : Philippe Marioge

Peintures : Valère Novarina

Collaboration artistique : Céline Schaeffer

Costumes : Renato Bianchi

Lumière : Joël Hourbeigt

Dramaturgie : Adélaïde Pralon et Pascal Omhovère

Assistante de l’auteur : Lola Créïs

Maquillage : Carole Anquetil

Photo : © Alain Fonteray

Théâtre de l’Odéon • place de l’Odéon • 75006 Paris

Réservations : 01 44 85 40 40

www.theatre-odeon.fr

Du 5 au 30 janvier 2011 à 20 heures, dimanche à 15 heures, relâche le lundi

Durée : 2 h 20

32 € | 24 € | 14 € | 10 €

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