« les Revenants », d’après Henrik Ibsen, Théâtre Nanterre‐Amandiers

« les Revenants » © Mario Del Curto

Les forces destructrices font toujours leur retour

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Tous les deux ans, Thomas Ostermeier revient inlassablement à Ibsen. Après « Une maison de poupée », « Solness le Constructeur », « Hedda Gabler », « John Gabriel Borkman » ou encore « Un ennemi du peuple », il met en scène « les Revenants », avec une troupe francophone, à Lausanne, puis au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Un spectacle peuplé d’ombres éclatantes qui perce l’âme comme un « soleil noir ».

Vivons-nous dans un monde où tout revient inéluctablement ? Sommes-nous tous fêlés par les fautes, secrets et désirs de nos parents, par une société bourgeoise oppressante, par un inconscient collectif indicible ? Le drame familial de Henrik Ibsen a beau s’inscrire dans un xixe siècle historiquement daté où court le mythe de l’hérédité, son sujet n’en demeure pas moins contemporain. Thomas Ostermeier, avec son acuité habituelle, explore, creuse, ces forces de destruction (plus ou moins cathartiques) qui agitent l’âme humaine. Comme il aime à le dire, sa passion actuelle consiste à expérimenter avec ses acteurs des « situations entre les personnages », dans un théâtre intime et esthétique. Valérie Dréville (Hélène Alving) et Éric Caravaca (Oswald) ont notamment été choisis pour leur capacité à revisiter, à exprimer un vécu personnel, afin d’imaginer les situations universelles qui composent les Revenants. Un sacré travail, tout en nuances et en tâtonnements.

C’est justement le jeu des acteurs que l’on remarque dès l’ouverture du spectacle. Ceux-ci entrent silencieusement sur scène, marquent une pause, face au public, avant d’aller s’attabler. Ils s’observent, extirpent des objets d’une boîte – lunettes, pipe, masque, peigne : autant de métonymies d’un être absent. L’un va jouer du piano, l’autre tend un miroir à l’intimité en filmant les visages de ses camarades qui sont instantanément projetés sur un écran. Trois murs noirs, sur les côtés et au fond, encadrent l’espace. Au centre, un cercle tournant constitue le principal espace de jeu. Il est séparé en deux par un rectangle en bois : d’un côté se trouvent disposées la table, les chaises et une maison miniature, et de l’autre, un coin salon. Les regards et la gestuelle des comédiens, comme l’excellente scénographie (plus abstraite que réaliste) de Jan Pappelbaum, nous plongent d’emblée au cœur d’un univers trouble et fascinant. S’agit-il d’un plateau où répètent des comédiens ? d’une métaphore de la psyché individuelle ? d’un lieu occulte peuplé d’absents et de fantômes ? d’une image de la création sans Dieu ? En tout cas, une telle liberté interprétative « agrandit » le texte d’Ibsen.

Un monde de revenants

Publiée en 1881, cette pièce en trois actes est longtemps interdite de représentation, car elle aborde les thèmes des maladies vénériennes, de l’inceste, de l’euthanasie, des devoirs imposés par la société opposés à la recherche du bonheur. En effet, elle évoque le retour du fils prodigue dans sa maison familiale, hantée par l’absence paternelle et située près d’un fjord mélancolique. Oswald a été envoyé très jeune dans un pensionnat puis a vécu joyeusement à Berlin et Paris. Le jeune artiste retrouve sa mère, Hélène Alving, qui dirige seule l’orphelinat depuis la mort de son mari. Il redécouvre également la jeune bonne pétulante Régine (interprétée avec brio par Mélodie Richard) – la prétendue fille d’Engstrand le menuisier (joué par le convaincant Jean‑Pierre Gos). Un hommage doit être rendu à son défunt père, ce qui amène également le pasteur Manders (campé par un François Loriquet plein de délicatesse) à visiter Hélène Alving. Le retour du fils se trouve donc doublé par le retour du père, dont l’ombre plane sur la maison, et par le retour du pasteur (l’ancien amour d’Hélène). Ces revenants font ressurgir le passé, se dévoiler les secrets et se creuser les failles de l’identité. Hélène Alving, servie par la confondante Valérie Dréville (toujours soucieuse de la juste intonation, du geste précis), est ainsi dévastée par la mélancolie, car elle a renoncé à ses désirs au profit des devoirs imposés par les conventions bourgeoises. Quant à Oswald, il voudrait qu’on l’aide à mourir, car il souffre d’une maladie mortelle. Le texte, daté de ce point de vue, sous-entend que cette dernière est héritée de la syphilis de son père, le coureur de jupons. Mais le jeu subtil d’Éric Caravaca suggère que des forces destructrices plus larges terrassent le jeune homme (la filiation brisée avec le père, la défaillance de sa mère, ses propres désirs incestueux). Les personnages s’apparentent donc à des morts-vivants, et la pièce à un épilogue tendu vers un drame final inexorable.

Le soleil !

Les lumières, la musique, les vidéos, la scénographie, remarquables, contribuent à créer cet univers funeste, ruisselant, noir et blanc. Mais, heureusement, ils le subliment. Les trois murs s’animent d’images de ciels encombrés, de fjords balayés par les vents gris, de cités neutres ou d’oiseaux noirs hitchcockiens. Le plateau, sur lequel s’agitent les personnages, tourne à l’envers, comme une vaste roue de Fortune posée au sol, tandis que les films défilent de gauche à droite, de façon linéaire. Comme si le Temps de la Nature était indifférent aux vicissitudes du temps humain, fait de retours permanents. Les lumières blanches éclairent les corps des créatures qui se meuvent et transforment les fantômes en illusions poétiques. Du coup, le soleil, appelé de ses vœux par Oswald, mais qui a tant de mal à advenir, excepté dans le brasier qui détruit la maison (car « La lumière [symbole de joie, de désir, de bonheur] nous fait si peur ! » confie Hélène), existe sur scène. Dans le regard du metteur en scène et dans le nôtre. Il a beau être voilé dans la vie (et dans l’histoire de ces personnages) par les impératifs de notre univers bourgeois et individualiste, il éclate dans ce spectacle, comme un beau « soleil noir ». 

Lorène de Bonnay


les Revenants, d’après Henrik Ibsen 

Traduction, adaptation : Thomas Ostermeier, Olivier Cadiot

Mise en scène : Thomas Ostermeier

Avec : Éric Caravaca, Valérie Dréville, Mélodie Richard, Jean‑Pierre Gos, François Loriquet

Scénographie : Jan Pappelbaum

Dramaturgie : Gianni Schneider

Vidéo de scène : Sébastien Dupouey

Lumières : Marie-Christine Soma

Musique : Nils Ostendorf

Costumes : Nina Wetzel

Assistante à la mise en scène : Elisa Leroy

Photo : © Mario Del Curto

Théâtre Nanterre-Amandiers • 7, avenue Pablo-Picasso • 92022 Nanterre

Métro : R.E.R. A Nanterre-Préfecture (ligne A), sortie « Carillon »

Navette assurée par le théâtre

Réservations : 01 46 14 70 00

Site du théâtre : www.nanterre-amandiers.com

Réservations : www.nanterre-amandiers.com/billetterie

Du 5 avril au 27 avril 2013, du mardi au samedi à 20 heures, sauf le jeudi à 19 h 30, dimanche à 16 heures

Durée : 1 h 40

26 € | 12 €

Autour du spectacle :

– Samedi 13 avril 2013 à 11 heures : lecture-petit déjeuner autour de Henrik Ibsen

Tournée :

  • Les 6 mai et 7 mai 2013 : L’Hippodrome, scène nationale de Douai
  • Du 15 mai au 17 mai 2013 : Le Lieu unique, scène nationale de Nantes
  • Du 23 mai au 24 mai 2013 : Maison des arts, Thonon-Évian
  • Du 29 mai au 30 mai 2013 : Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper
  • Du 5 juin au 7 juin 2013 : Théâtre de Caen
  • Du 12 juin au 14 juin 2013 : Printemps des comédiens, Montpellier

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