« Les Trois Coups » signalent les parutions récentes consacrées au théâtre à ne pas manquer [10]

Journal d’un théâtre parisien, l’Œuvre, Frédéric Franck, La Voie Lactée

Bulletin n°10 : en librairie…

 

Par Rodolphe Fouano
Les Trois Coups

 

Monographies, biographies, essais, mémoires, rééditions de classiques…

Conversations sur la formation de l’acteur, Jacques Lassalle, Jean-Loup Rivière, Actes Sud-PapiersConversations sur la formation de l’acteur,
de Jacques Lassalle et Jean-Loup Rivière
Actes Sud-Papiers, coll. « Apprendre », 2017

Peut-on « enseigner » l’interprétation ? Quelle formation doit-on dispenser à un apprenti-comédien ? Quel objectif assigner à une école d’art, fût-il dramatique, tant la formule apparaît comme un oxymore ? On trouvera des éléments de réponse dans ces sept « conversations » qui datent de 2004 et qu’Actes-sud réédite aujourd’hui. Elles sont enrichies d’une (trop) courte préface censée actualiser le discours, mais qui n’a d’autre finalité que de légitimer la direction actuelle du Conservatoire assurée par Claire Lasne-Darcueil dans la lignée « utopique » de Claude Stratz, nous dit-on, ce qui permet allègrement de gommer l’original et si brillant apport de Daniel Mesguich à la tête de l’illustre institution de 2007 à 2013…

Jacques Lassalle est comédien, metteur en scène, écrivain et il a longtemps enseigné, à l’université et au C.N.S.A.D. Il fut directeur du Théâtre national de Strasbourg, puis de la Comédie-Française. Jean-Loup Rivière est dramaturge, professeur émérite à l’E.N.S. de Lyon. Il fut secrétaire général, puis conseiller artistique de la Comédie-Française, alors que Jacques Lassalle en était l’administrateur général. C’est dire que les deux hommes se connaissent bien.

S’impose une certitude partagée à propos de l’enseignement de l’art dramatique : la subtilité d’un paradoxal exercice ! Lassalle cite le peintre Georges Rouault (1871-1958) : « Le meilleur maître est le moins professeur ». Et d’ajouter : « Il est celui qui invite à partager avec lui un peu plus que le doute : l’ignorance. Longtemps, j’ai été loin dans ce soupçon radical, dans cette animosité vis-à-vis d’un savoir de théâtre, de sa vanité, de ses faux-semblants, de son arrogance. Tout texte est une énigme ; toute mise en scène, une enquête, toute direction d’acteur, une acceptation partagée de l’inconnu. » Aussi s’agit-il souvent, explique-t-il, d’aider les jeunes acteurs, déjà « programmés », « formatés », à « désapprendre » en arrivant à l’école… École dont on conclut ici à la « nécessité » (sic). C’est là que l’élève « fait ses gammes, apprend l’art du copiste, développe et diversifie son instrument », lui qui est, selon la formule de Jouvet, « tout ensemble violon et violoniste ».

Au fil des échanges, le propos s’élargit (au statut des intermittents, aux menaces récurrentes de grève, au rôle sectoriel de la C.G.T., à la notion mythifiée de service public, à l’élitaire pour tous de Schiller-Vitez, à la tarte à la crème du théâtre populaire, au serpent de mer d’une « maison du théâtre », à l’incontournable Festival d’Avignon, etc.), ce qui est bien dense, en si peu de pages de petit format, mais constitue en l’état une pertinente introduction aux problématiques qui animent le microcosme théâtral français depuis quelques décennies, et sans doute encore pour un moment.

171 p., 16 €

Pour en savoir plus : http://www.actes-sud.fr/contributeurs/Lassalle-jacques

L’art du théâtre. La voix, le geste, la prononciation, Sarah Bernhardt, La CoopérativeL’art du théâtre. La voix, le geste, la prononciation,
de Sarah Bernhardt
La Coopérative, 2017

S’il est une figure iconique parmi les comédiennes, c’est bien Sarah Bernhardt (1844-1923), légende du théâtre français immortalisée par Nadar, femme libre avant la lettre, « voix d’or » selon Hugo et modèle de La Berma de Proust. On la croise aussi dans des romans à clefs des frères Goncourt, de Jean Lorrain ou d’Henry James…

Ancienne élève du Conservatoire (1860-1862) ayant intégré la Comédie-Française, dont elle est renvoyée quelques mois plus tard, elle y fera un triomphal retour en 1872. Elle en démissionnera en 1880, avant d’entreprendre au cours des années suivantes des tournées dans le monde entier.

En tant qu’écrivain, Sarah Bernhardt est connue pour ses pièces et romans, même si on cite surtout Mémoires : Ma double vie. L’art du théâtre est moins lu, et l’on apprécie d’autant plus l’initiative de La Coopérative de remettre ce texte en circulation. Fort de son exceptionnelle expérience, et décidée « à se rendre utile » à la fin de sa vie, l’actrice avait souhaité fixer ses idées à l’intention des comédiens débutants. « Je ne suis pas une philosophe », s’excusait-elle, « mais sur le théâtre, sur ses lois, ses à-côtés, sur ses gloires en tant qu’auteurs ou artistes, sur les grandes œuvres du répertoire comme sur les pièces contemporaines, il y a des choses que je sens… que je sens. »

C’est un proche de l’actrice, le romancier et dramaturge Marcel Berger (1885-1966), qui recueillit ses réflexions et ses souvenirs durant trois ans, et qui les mit en ordre à la façon d’un « puzzle » après sa disparition. L’ouvrage est donc posthume.

Loin des traités techniques, L’art du théâtre se présente comme une somme de « conseils amicaux » qui font parfois sourire : « Je voudrais aussi mettre les jeunes gens en garde contre tout ce que notre art évoque de brillant, de joyeux, de flatteur. Que d’êtres charmants et nuls j’ai vus se noyer à jamais dans le barbotage de la scène, que de ravissantes et pures jeunes filles se sont perdues à jamais par des compromissions enveloppées d’espérance. Pauvres petites proies faciles à prendre au moindre piège, et pour lesquelles les braconniers d’amour qui pullulent autour des théâtres n’ont aucune pitié. »

Mais au-delà de cette préoccupation bienveillante, le texte développe une réflexion éclairée sur le théâtre, « cet art [qui] comprend tous les arts […], exige tous les dons naturels, et ne peut se compléter cependant que par l’acquis de dons fabriqués ».

D’une manière un peu scolaire, certes, et qui apparaît surtout datée, les deux premières parties portent sur les « qualités physiques (les proportions du corps, la voix, le geste…), puis morales (l’instruction, le choix des rôles, le naturel, la sensibilité…) nécessaires au comédien ». Suivent, et c’est là l’essentiel, les impressions, jugements et souvenirs où Sarah Bernhardt explique sa difficulté à interpréter Corneille, son choix de jouer des rôles d’homme (préférant par exemple celui d’Hamlet à celui d’Ophélia). Ses confidences sur le « trac » qu’elle éprouvait, sur les relations avec le public sont touchantes.

En fin de volume, deux index raisonnés (l’un des personnes, l’autre des œuvres citées) permettent une lecture discursive d’un livre plaisant et illustré qui propose des portraits de Sarah Bernhardt dans ses principaux rôles, mais aussi de ses grandes contemporaines (Agar, Maria Favart, Julia Bartet…).

208 p., 20 €

Pour en savoir plus : www.editionsdelacooperative.com

Pour entendre la voix de Sarah Bernhardt : https://www.youtube.com/watch?v=gKa7JleYqm8

Journal d’un théâtre parisien, l’Œuvre, Frédéric Franck, La Voie LactéeJournal d’un théâtre parisien, l’Œuvre (2012-2016),
de Frédéric Franck
La Voie Lactée, 2016

Depuis sa création cité Monthiers, dans le 9e arrondissement, en 1892, le Théâtre de l’Œuvre (d’abord salle de concert Berlioz) occupe une place singulière dans la galaxie des lieux de spectacle privés parisiens. C’est à Lugné-Poe qu’il doit son nom. Il connut ensuite plusieurs directions, dont celle de Pierre Franck et Georges Herbert, de 1960 à 1975, Herbert restant ensuite seul aux commandes, avant de faire appel à Georges Wilson trois ans plus tard. Gérard Maro marquera à son tour son empreinte de 1995 à 2012, date à laquelle Frédérick Franck, fils de Pierre qui a dirigé la salle un demi-siècle plus tôt, rachète le théâtre. L’aventure durera cinq ans. Son récit est l’objet de ce « beau livre » exceptionnel.

Exceptionnel par son format (29,6 x 36,8 cm), par son poids (plus de 3 kg), par la richesse de l’iconographie, par la qualité du papier et le soin de la mise en page ; mais exceptionnel surtout par l’ambition et l’honnêteté du propos.

La citation de Lugné-Poe mise en exergue, « Un théâtre d’art ne doit pas faire d’argent, ou alors il manquera son but », indique à quoi s’en tenir : ce livre est le récit d’une tentative qui a échoué. D’ailleurs, Franck annonce clairement la couleur : « Rentabiliser un théâtre ne m’intéresse pas », cherchant plutôt à « rentabiliser un projet artistique qui trouve sa place dans un théâtre. »

À la tête de cette salle, somme toute modeste (336 places), mais au passé illustre, il raconte comment il tenta d’en faire « un lieu de résistance » à la « bêtise » et au « mercantilisme », refusant de considérer le théâtre privé « condamné par avance au désastre de la grossièreté et du racolage ». Pour autant, il souligne la « pesanteur » et souvent les « frilosités » du secteur, sans être avare de réjouissantes anecdotes révélant les caprices de certaines « vedettes ». Franck joue la transparence, ce qui est rarissime, et ne cache rien, avec une minutie du détail parfois excessive mais jamais ennuyeuse.

Il donne les chiffres : sur une vingtaine de spectacles produits au cours des quatre saisons dont on suit le passionnant déroulé, la fréquentation moyenne oscillait autour de 129 spectateurs (soit un taux de remplissage de 38 %). Il en aurait fallu le double pour poursuivre l’entreprise. Franck ne s’exonère pas des questions sur sa responsabilité personnelle. Il assume ses choix et ses compagnonnages avec Jean-Quentin Châtelain, Serge Merlin, Alain Françon, Michel Fau, Gérard Desarthe…

Son niveau d’exigence et l’excellence des artistes qu’il a produits ne sauraient évidemment être mis en cause. Il n’y a pas à plaider. Alors, comment expliquer cet échec ? On sent une certaine désillusion sur l’insuffisant « niveau de maturité poétique du public qui semble confondre chaque jour davantage culture et divertissement, divertissement et abrutissement. » Mais quand il [se] demande : « Quelle société nous révèle ce constat ? Quel monstre nous prépare-t-elle ? », on pense inévitablement à Vilar (qui lui aussi échoua salle Gémier). Comment faire pour son époque autre chose que le théâtre de son temps ? À y prétendre, on est voué à l’échec. C.Q.F.D.

Des dettes personnelles de Frédéric Franck envers le Trésor Public, suite à la vente, en 2011, du Théâtre de la Madeleine qu’il dirigeait depuis 10 ans, précipitèrent sa chute. Il fut contraint de céder le Théâtre de l’Œuvre, dont le fonds de commerce était valorisé à 2,5 millions d’euros (le double de sa valeur d’acquisition moins de trois ans plus tôt). La vente fut conclue à 2,7 millions d’euros au profit de Vivendi, Benoît Lavigne et François-Xavier Demaison devenant alors directeurs délégués.

La démonstration de la place tenue aujourd’hui dans le secteur théâtral par le monde de la finance, où « le financier intervient toujours pour des raisons extérieures à l’art lui-même », n’est pas le moindre intérêt de ce récit qui se clôt sur des confidences d’une sensible humanité : « Tout fane et meurt avec soi », note Frédéric Franck, visiblement mélancolique en pensant aux responsabilités qui ne sont plus les siennes (même s’il demeure co-directeur du Théâtre Montansier à Versailles).

Il avait choisi la Dernière Bande de Beckett (dans une mise en scène d’Alain Françon, avec Serge Merlin) pour inaugurer sa programmation en septembre 2012. Il ignorait qu’il jouait en vérité sa Fin de partie !

304 p., 42 €

Coordination, diffusion et distribution assurées par la Librairie Théâtrale : www.librairie-theatrale.com

Du même auteur, lire aussi Grandes et petites histoires d’un théâtre parisien : la Madeleine (2002-2012), chez le même éditeur.

À découvrir sur Les Trois Coups

Serge Merlin en sous-emploi, par Florent Coudeyrat

La peur du vide, par Alicia Dorey

Du boulevard… sans crime !, par Isabelle Jouve

Un acteur d’exception, par Marie Lobrichon

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