« Letter to a Man », de Vaslav Nijinski, espace Pierre‑Cardin à Paris

Inquiétant !

Par Isabelle Jouve
Les Trois Coups

« Letter to a Man », mis en scène par Robert Wilson, nous plonge dans les méandres du cerveau malade de l’immense danseur Vaslav Nijinski. Étonnant et quelque peu sibyllin.

Ce spectacle est la troisième collaboration entre Robert Wilson et Mikhail Baryshnikov. « Cela faisait longtemps que nous parlions, Misha et moi, de créer une œuvre ensemble. Une de nos idées était de travailler sur un texte russe. » Le titre provient d’une lettre que Vaslav Nijinski envoya à Serge de Diaghilev, son Pygmalion et amant, où le danseur refuse de nommer le destinataire.

Le visage maquillé comme le Joker et vêtu d’une veste queue-de‑pie « en référence au mariage de Nijinski », Mikhail Baryshnikov apparaît dans toute sa prestance et énonce rapidement : « J’aime les fous, car je sais comment leur parler ». Débute alors un voyage dans un dédale obscur et inquiétant où le temps et l’espace se rejoignent pour ne former que confusion et vertige. Ce rôle est plus théâtral que dansé pour la bonne raison « qu’il ne s’agit pas sur scène de ressembler à Nijinski, mais bien d’en faire une figure abstraite, comme perdue dans le cosmos ».

Cette pièce-monologue est fondée sur l’unique écrit de Vaslav Nijinski, son journal, entamé au début de l’année 1919 alors qu’il commence à sombrer dans la folie. Rédigé en quelque six mois, il nous plonge dans la schizophrénie d’un homme encore jeune : il a tout juste trente ans. Il passera les trois décennies suivantes en hôpital psychiatrique. « Son écriture est si nue, si désespérée, qu’il brise le moule. Nous sommes face à face avec la réalité, c’est presque insupportable… S’il n’était pas allé à l’asile, nous aurions eu avec Nijinski un écrivain égal au danseur. » Mikhaïl Baryshnikov sait de quoi il parle, lui qui a dansé presque tous les rôles classiques et non classiques de cet artiste extraordinaire. Il a même côtoyé sa femme, Romola, avec qui il a eu de longues discussions sur son mari, mort en 1950.

Les éléments biographiques décousus se mélangent à des sentiments mystico-philosophiques tourmentés et chaotiques. Le comportement désordonné et quelquefois violent de Vaslav Nijinski lui est, semble-t‑il, dicté par Dieu. Au fur et à mesure, sa fragilité et ses terribles angoisses éclaboussent les spectateurs dans un déchaînement de sons, de lumières et de phrases incohérentes et itératives. Tout au long de la pièce, son lancinant et obsédant monologue intérieur est projeté dans la salle par des voix préenregistrées en trois langues (anglais, russe, français, avec un surtitrage en français). Ces voix sont celles de Mikhaïl Baryshnikov lui-même, de Robert Wilson et de Lucinda Childs, danseuse et chorégraphe américaine.

Comme le souligne la brochure du spectacle, Robert Wilson est « l’un des plus grands artistes de théâtre et d’art visuel. Ses images sont esthétiquement frappantes et émotionnellement chargées ». En effet, la scénographie est étonnante. Parfois trop. Même si Mikhaïl Baryshnikov n’a rien perdu de sa prestance et de sa maîtrise, je n’ai pas réussi à entrer dans ce monde de chaos et de visages grimaçants. Les différents courts tableaux d’opérette, de cabaret, de vaudeville, etc., inventés par un esprit malade n’ont pas su me toucher. L’entêtante répétition orale des pensées de l’artiste « accroché au‑dessus du précipice » finit par prendre trop de place par rapport au visuel.

Peu importe, j’ai eu le privilège de voir le grand Baryshnikov sur scène. Ce n’est déjà pas si mal !

Pour information, le Théâtre de la Ville est fermé pour rénovation depuis octobre 2016. Pendant deux ans, les spectacles se joueront donc hors les murs dans la vingtaine de théâtres partenaires. 

Isabelle Jouve


Letter to a Man, de Vaslav Nijinski

Mise en scène : Robert Wilson

Avec : Mikhaïl Baryshnikov

Adaptation : Christian Dumais‑Lvowski

Dramaturgie : Darryl Pinckney

Lumières : A.J. Weissbard

Costumes : Jacques Reynaud

Maquillage : Claudia Bastia

Musique : Hal Willner

Décor et lumières : Robert Wilson

Collaboration décor : Annick Lavallée‑Benny

Son : Nick Sagar, Ella Wahlström

Vidéo : Tomek Jeziorski

Surtitrage : Système Torticoli Opus

Photos : Lucie Jansch

Espace Pierre-Cardin • 1, avenue Gabriel • 75008 Paris

Réservations : 01 42 74 22 77

Site du théâtre : www.theatredelaville-paris.com

Métro : Concorde

Du 15 décembre 2016 au 21 janvier 2017, du mardi au samedi à 20 h 30, samedi à 15 heures

Durée : 1 h 10

De 18 € à 36 €

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