« l’Humanité tout ça tout ça », de Mustapha Kharmoudi, Théâtre du Centre à Avignon

l’Humanité tout ça tout ça © D.R.

Sans papiers mais pas sans âme

Par Solenn Denis
Les Trois Coups

Donner la parole à des émigrés clandestins venus faire la manche en France sans tomber dans un pathos terrible est le défi relevé par « l’Humanité tout ça tout ça ». Tissé dans la langue rêche d’une enfant qui a léché bien trop de blessures déjà, le spectacle est un conte – initiatique – où pas une seule fée ne serait venue se pencher sur le berceau de la fillette par peur de s’y brûler les ailes. Bouleversant.

Comme les diseuses de bonne aventure regardent dans leur boule de cristal pour prédire l’avenir, la fillette – pas de nom, pas d’âge – regarde dans les ballons d’hélium qui flottent sur le plateau pour raconter son histoire. Une trentaine de ballons. Blancs, les ballons. Petits et gros. Et elle qui les attrape dans ses mains, les scrute fort, et les lit comme un livre, comme des bulles de souvenirs. Bulles d’oxygène. La fillette plonge dans sa tête pour se raconter. Elle est la narratrice de sa destinée. Sa langue d’enfant fait le récit, au présent toujours, d’une cavale. Mère et fille quittent clandestinement leur pays en guerre pour rejoindre la France, où elles feront la manche. Pas de passé, pas de futur, y a que l’instant présent. Même le souvenir est ainsi : présent.

Les mots sont simples, les phrases tournées comme les enfants le font, avec des fautes belles. Vivante langue, vibrante de peur, faisant état des choses. T’es dans la tête d’une enfant en état de survie qui observe ce qui se passe, posant des questions, qui a envie de manger la pomme qu’on lui a donnée, qui a encore fait pipi dans sa culotte, et qui a peur que sa mère ne la gronde. Sans pathos jamais, sans complaisance dans l’horreur. Peu à peu pourtant tu t’enfonces dans un tunnel sombre où plus tu avances plus l’étau se resserre de violence. Et tu sais qu’il n’y aura pas de happy end.

Brûlot de vie

Pourtant, tu n’étouffes pas, pas d’oppression, tu n’es pris en otage de rien, car le texte de Mustafa Karmoudhi est incroyable. Sa langue particulière n’est pas une forme seulement, elle fait sens tellement. Délicate et violente, émouvante sans cesse, tendre et naïve, sublime, tombant exactement comme une robe sur un corps, tombant sur la réalité avec pertinence. Surprenante et ciselée. Quelle langue, quelle découverte cet auteur, comme cela arrive rarement !

Et la comédienne, Caroline Stella, n’est pas en reste dans cette mise en valeur du texte, elle tient haut la main le spectacle dans la sienne. Son petit minois de chat lui permet d’être cette fillette sans jamais avoir à jouer l’enfant. Sans démonstration, un jeu épuré tout en nuances, sans emphase, simple et au service du texte seulement, de la langue de Karmoudhi. Car la langue est le personnage, plus encore que la petite fille. Et Véronique Vellard, qui signe la mise en scène, a parfaitement saisi cela en demandant à Caroline Stella de se placer juste derrière le texte, et de le pousser en avant, sur le devant de la scène.

La mise en scène de Véronique Vellard est sobre

En effet, la mise en scène de Véronique Vellard est sobre et délicatement posée sur le fil de cette trentaine de ballons gonflés à l’hélium, accrochés à des chaussures de femme sur le plateau. Envol impossible, les ballons sont retenus au sol par le poids des grolles. Les chaussures pour avancer, mais la marche est difficile : la fillette a la jambe cassée, cassée exprès pour faire pitié à ceux qu’elle alpaguera lorsqu’elle fera la manche…

Cela aurait pu être un spectacle insoutenable dont nous aurions été les voyeurs impuissants, car la fillette se trimbale quand même une myriade de sales coups. Mais le texte de Karmoudhi est magnifique, la mise en scène subtile, et la comédienne attachante. C’est terrible, bien sûr, mais sans complaisance et sans condamnation. Ne pas appuyer, pas même là où ça ferait mal. Ne pas mettre son doigt dans les blessures. Pas de tragique. Pourtant, cela l’est. Mais le spectateur fera mine de rien pour ne pas effrayer la fillette, car elle ne semble pas vraiment saisir le haut degré de violence des évènements qu’elle traverse. Et c’est ainsi que nous pouvons recevoir son témoignage avec recueillement, et non horreur, et qu’il pourra résonner encore longtemps. Ma vie seulement, semble dire la fillette, voici ma vie, ici, maintenant. Demain, on sait pas. La vie, on verra. 

Solenn Denis


l’Humanité tout ça tout ça, de Mustapha Kharmoudi

Lansman éditeur, collection « Le Tarmac »

Cie Anopée • 83, rue du Château‑des‑Rentiers • 75013 Paris

01 45 83 88 57

Site : www.anopeetheatre.fr

Courriel : anopeetheatre@gmail.com

Mise en scène : Véronique Vellard

Assistante mise en scène : Julie Vuoso

Avec : Caroline Stella

Son : Stéphane Monteiro

Lumières : Guillaume Parra

Photo : © D.R.

Théâtre du Centre • 13, rue Louis‑Pasteur • 84000 Avignon

Site du théâtre : www.theatreducentre-avignon.com

Réservations : 06 50 40 20 81

Du 7 au 28 juillet 2012 à 12 h 30, relâche les 9 et 23 juillet 2012

Durée : 1 heure

15 € | 10 € | 6 €

Tournée :

– Du 12 février au 2 mars 2013 au Tarmac, Paris

Reprise

La Loge Théâtre • 77, rue de Charonne • 75011 Paris

Tél. 01 40 09 70 40

Du 8 au 11 avril 2014 à 19 heures

info@lalogeparis.fr

Métro : Charonne / Bastille / Ledru-Rollin

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