« Love and Money », de Dennis Kelly, espace Confluences à Paris

« Love and Money » © Martin Delaty

A comme… argent !

Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups

Que reste-t-il de l’amour dans un monde qui ne pense qu’au fric ? À travers la descente aux enfers d’un couple endetté, « Love and Money » propose une radiographie du monde néolibéral servie par de jeunes comédiens étonnamment justes.

L’Angleterre n’en finit pas de produire des auteurs de théâtre passionnants. Dennis Kelly est l’un des derniers en date, et sûrement pas le moins intéressant. Ses premières œuvres ont eu un certain retentissement : il a ainsi été élu Meilleur Auteur dramatique de l’année 2009 par la revue allemande Theater Heute. En France, Occupe-toi du bébé a été à l’affiche au Théâtre de la Colline en 2011. Si Dennis Kelly, par son langage cru et son théâtre en prise directe sur le monde d’aujourd’hui, s’inscrit dans la lignée des auteurs du courant in-yer-face qui domine la scène anglaise depuis les années 1990, chacune de ses pièces est aussi une construction savante et complexe, loin pourtant de tout intellectualisme.

C’est le cas de Love and Money qui retrace à rebours (selon un procédé qui rappelle un peu Trahisons de Pinter) l’histoire d’un couple au destin malheureux, depuis la demande en mariage jusqu’à la tragédie finale. Quel secret cache David qui vient de rencontrer, pendant un congrès d’entreprise, Sandrine, une jeune Française avec qui il communique par mail ? Ce secret, c’est l’histoire de l’échec et de la descente aux enfers de son couple. Et d’abord, son triste destin de prof de lettres conduit à prendre un emploi plus lucratif pour rembourser les dettes de sa femme, Jess. Lui qui ignorait tout du monde de l’entreprise va découvrir la jungle du monde du travail, un univers où l’obsession de l’argent fait vaciller toutes les valeurs morales.

Un théâtre ultracontemporain

On comprend que la jeune compagnie Les Âmes visibles ait eu envie de relever le défi que représente ce texte : plaisir d’interpréter un théâtre ultracontemporain mettant en scène des personnages d’aujourd’hui, avec leur fragilité, leur immoralité ou leur impudence. Comme il est fréquent sur les scènes actuelles, les six comédiens ne quittent pas le plateau et se partagent les dix rôles, belle galerie de portraits qui, mis bout à bout, brosse aussi celui de notre monde libéral où chacun souffre pour et par l’argent. S’agissant d’un collectif aussi soudé, difficile de distribuer des satisfecit – mais plus difficile encore de ne pas souligner la performance remarquable de Marine Reiland en businesswoman cynique, ou celle de Maxime Lafay en jeune prof égaré dans un monde dont il ignore les règles.

Sous nos yeux, l’engrenage tragique, la machine à broyer les destins se met en marche. Le spectateur mesure chaque minute davantage l’enlisement de ce couple en crise, forcé de cumuler des jobs pour s’en sortir. L’humour british de Dennis Kelly se fait très souvent noir pour dépeindre les excès d’une société individualiste obsédée par les signes extérieurs de richesse. Surtout, la mise en scène d’Alexandre Lhomme parvient avec une grande intelligence à exprimer ce qui fait l’intérêt et la force de la pièce : montrer le désarroi des êtres dans un monde qui perd la boule et tend à faire de nous des monstres (ainsi Marine Reineri dans le rôle de Debbie, forcée de repousser les propositions douteuses de Paul). Saisir le moment où l’humanité des personnages vacille pour sombrer dans la pornographie, la violence gratuite, la profanation de sépulture ou… le meurtre.

Sans filet

Du théâtre aussi intelligent et aussi bien joué, ça donnerait presque les larmes aux yeux. Le plus étonnant peut-être : l’économie de moyens et le dépouillement de la mise en scène. À cet égard, la scène initiale de l’échange de mails montrant deux personnages piégés par la communication à distance, véritable gageure, se trouve abordée le plus simplement du monde, preuve qu’au théâtre il suffit parfois d’oser. Encore faut-il avoir des comédiens à la hauteur, capables de jouer très près du public, c’est-à-dire sans filet. Petit miracle : aucune fausse note, l’équilibre n’est jamais rompu. Dans ce dispositif émouvant de sincérité et impressionnant d’efficacité, Louve Reiniche-Larroche se montre assez bluffante lors du monologue final de Jess, l’acheteuse compulsive idéaliste. Il ne reste qu’à souhaiter longue vie à ce spectacle et espérer qu’il rencontrera l’audience qu’il mérite. 

Fabrice Chêne


Love and Money, de Dennis Kelly

Un spectacle du collectif Les Âmes visibles

Le texte est publié chez L’Arche éditeur

Traduction : Philippe Le Moine et Francis Aïqui

Mise en scène et chorégraphie : Alexandre Lhomme

Avec : Teddy Atlani, Maxime Lafay, Alexandre Lhomme, Pauline Raineri, Marine Reiland, Louve Reiniche-Larroche

Photo du spectacle : © Martin Delaty

Espace Confluences • 190, boulevard de Charonne • 75020 Paris

Métro : Philippe-Auguste ou Alexandre-Dumas

Réservations : www.lesamesvisibles.com

Les 21, 22 et 23 mai 2013 à 20 h 30

Durée : 1 h 30

14 € | 10 €

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant