« Lucrèce Borgia », de Victor Hugo, Théâtre de la Croix‐Rousse à Lyon

Lucrèce Borgia © Arnaud Bertereau / Agence Mona

Béatrice Dalle : renversante

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

De « Lucrèce Borgia », ce mélodrame riche en rebondissements, meurtres en direct et fêtes orgiaques, David Bobée a fait un magnifique spectacle populaire, sauvage et grandiose, qui peut rallier tous les publics. Il confie à Béatrice Dalle un rôle à sa mesure, sublime et écrasant.

Écrite en quatorze jours pour effacer un précédent échec, cette pièce de Victor Hugo n’est pas de ses œuvres les plus subtiles ni les plus ciselées. On n’y trouve pas de ces vers qui, extraits de Ruy Blas, hantent notre mémoire collective. Mais un portrait de femme et de monstre, une sorte de Médée dévastatrice, sulfureuse, au fond de laquelle brille pourtant, pure et droite, la petite flamme de l’amour maternel.

Victor Hugo raffolait de ces personnages paradoxaux et construisait sur ces tensions contraires si romantiques. David Bobée, et surtout Béatrice Dalle son interprète, en font une figure bien plus puissante, dangereuse, une démone tout droit sortie des enfers, dont l’amour maternel est la dernière lubie qui justifiera tous les crimes : pour eux, Lucrèce n’a pas changé, elle est toujours une Borgia, l’empoisonneuse, la fille du pape, l’amante sanguinaire de maints gentilshommes, dont ses deux frères. Elle a donné naissance autrefois à Gennaro, fils incestueux de l’un des deux qui périt pour ce fait de la main de l’autre. Orphelin de père, Gennaro vit éloigné de la cour, dans l’ignorance de son nom et de sa génitrice, recevant régulièrement des missives d’une femme qui se bâtit une légende de mère exemplaire et de victime. Ayant tout goûté, Lucrèce veut désormais être aimée, c’est son ultime caprice.

Quand la pièce commence, elle arrive à Venise, en territoire ennemi, pour y apercevoir ce fils devenu l’ami des jeunes officiers de la garde vénitienne… Le danger est partout.

Un grand spectacle populaire

Le plateau est un miroir d’eau noire où tous vont patauger, cercueil qui se referme sur les corps, fange opaque. De grands trapèzes d’acier montent et descendent lentement des cintres, tandis que des lettres de lumière blanche éblouissantes indiquent que nous sommes sur le territoire des Borgia… version moderne du palais vénitien. Voir la machinerie du théâtre se mettre ainsi en mouvement donne la sensation qu’elle respire comme un monstre tapi, ou plus précisément qu’elle roule des mécaniques pour exhiber sa puissance, à l’instar des jeunes hommes qui prennent possession des lieux comme de jeunes chiens : ils se poursuivent, se jettent dans l’eau, se poussent, se battent, s’ébrouent avec l’insolence de la jeunesse qui croit ne rien devoir craindre. Une poignée de corps d’hommes superbes ; des peaux de toutes les couleurs, des noires, des blanches ; des acrobaties impressionnantes destinées à montrer à la fois la perfection de ces musculatures et le métier de ces acteurs.

Certains d’entre eux sont circassiens, d’autres danseurs. Pierre Bolo vient du hip-hop, dont il nous fait une démonstration qui s’intégrera complètement aux fêtes mortelles de la Négroni. C’est Catherine Dewitt qui incarne cette seconde grande prédatrice qui prêtera main forte à la Borgia. Aussi blonde que Béatrice Dalle est brune, portant une robe longue blanche pailletée, elle revêt le masque de l’hôte dont elle va abandonner les devoirs avec une belle indifférence, après avoir profité de ces jeunes corps, s’en être jouée et délectée, après leur avoir offert, comme la dernière cigarette au condamné, tous les plaisirs du vin et du sexe. Rien n’est montré, tout est suggéré, et la scène où les jeunes gens, travestis en demoiselles par ses soins, entament une danse endiablée est une jolie parenthèse, un pied de nez final au destin.

De l’eau, de l’acier, des lumières et des décibels

Béatrice Dalle, sex-symbol plus habitué des tabloïds que de la scène, fait ici ses premiers pas au théâtre. Et elle est renversante. Toute de noir vêtue, engoncée dans une robe longue qui ne l’avantage pas, elle est à mi-chemin entre le grand fauve et la matrone, massive, comme est dense sa présence. Quand elle est sur le plateau, on ne voit qu’elle (et cependant elle ne tire pas la couverture à elle, et pourtant certains de ses partenaires de jeu sont d’excellents acteurs – Thierry Mettetal en duc de Ferrare inquiétant, au faîte de son pouvoir ; Jérôme Bidaux, merveilleux et sensible Gubetta, double et complice de Lucrèce, par exemple). Lorsqu’elle le quitte, elle nous manque. L’ultime scène du drame est impressionnante : Lucrèce se jettera sur les compagnons de son fils qu’elle a fait assassiner. Comme une bête, elle les hume, les lèche, recouvrant leurs corps à l’agonie du sien, à la manière d’une ogresse assoiffée de sang, étalant ainsi sa lubricité perverse… et sa sensualité.

La musique enfin fait de ce Lucrèce Borgia un spectacle total. La voix rocailleuse et envoûtante de Butch Mc Koy accompagne sur scène à la guitare l’opéra ensorcelant qu’il a lui-même composé, devenu élément essentiel de l’atmosphère bouillonnante, violente, lascive, troublante qui hante les rues vénitiennes.

David Bobée aux commandes de cette Lucrèce lui offre une résonance qui nous laisse sidérés et ravis. C’est aussi lui qui a voulu Béatrice Dalle pour ce rôle, et elle seule. Un pari à haut risque parfaitement maîtrisé. 

Trina Mounier


Lucrèce Borgia, de Victor Hugo

Mise en scène et scénographie : David Bobée

Assistanat à la mise en scène et dramaturgie : Catherine Dewitt

Avec : Marc Agbedjidji (Oloferno), Jérôme Bidaux (Gubetta), Pierre Bolo (Maffio), Pierre Cartonnet (Gennaro), Béatrice Dalle (Lucrezia), Catherine Dewitt (la Negroni), Mickaël Houllebrecque (Apostollo), Radouan Leflahi (Jeppo), Juan Rueda (Ascanio), Thierry Mettetal (Don Alfonde d’Este), Marius Moguiba (Rustighello)

Créateur lumières : Stéphane Babi Aubert

Création musique : Jean‑Noël Françoise

Création vidéo : José Gherrak

Régie générale : Thomas Turpin

Composition musicale et chant : Butch McKoy

Costumes : Augustin Rolland

Réalisation des robes : Gwladys Duthil

Conception et construction des décors : Salem ben Belkacem

Photo : © Arnaud Bertereau / Agence Mona

Production : Les Châteaux de la Drôme, C.D.N. de Haute-Normandie

Coproduction : C.N.C.D.C.-Châteauvallon, L’Hippodrome, S.N. de Douai, M.A.C. de Créteil, Théâtre de Charleville-Mézières

Théâtre de la Croix-Rousse • place Johannès-Ambre • 69004 Lyon

Réservations : 04 72 07 49 49

www.croix-rousse.com

Du 12 au 22 novembre 2014, du mercredi au dimanche, à 20 heures, sauf le samedi à 19 h 30 et le dimanche à 15 heures

Durée : 2 heures

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