« Mai, juin, juillet », de Denis Guénoun, Théâtre national populaire à Villeurbanne

Mai, juin, juillet © Michel Cavalca

Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Première création de la maison T.N.P. (et quelle maison !) et conclusion de l’évènement consacré au centenaire de la naissance de Jean Vilar, « Mai, juin, juillet » est le fruit d’une commande passée à Denis Guénoun, comédien, écrivain, auteur de nombreuses pièces, professeur de littérature et de philosophie à la Sorbonne, homme de théâtre… Il a été directeur de la Comédie de Reims où lui a succédé Christian Schiaretti et a mis en scène dernièrement « Qu’est‑ce que le temps ? » d’après « les Confessions » de saint Augustin, une merveille d’intelligence théâtrale (nous y reviendrons).

La pièce est une épopée théâtrale en raison de sa durée – quatre heures, qu’on ne voit pas passer –, de sa dimension historique – il s’agit des trois mois de 1968 – et héroïque avec ses deux magnifiques personnages élevés au rang de chevaliers blancs, Jean Vilar et Jean‑Louis Barrault, face à la meute des barbares, face au vent de l’Histoire…

Disons‑le tout de suite, c’est passionnant. Et tout sauf naïf. Tout sauf simpliste. Denis Guénoun prend son temps pour déployer les complexités et les méandres de cette période de basculement tout en nous permettant de feuilleter un magnifique livre d’images, forcément d’Épinal, qui n’exclut rien des tentations manichéennes de l’époque. Grâce, il est vrai, aux deux artistes tellement humains, par les yeux desquels Guénoun nous fait observer le monde. C’est Mai‑68 vu du Théâtre de l’Odéon, et L’Odéon pris dans la tourmente de 1968.

L’Odéon dans la tourmente

Comme dans toute tragédie, l’action se déroule en trois actes autour d’une unité de temps et de lieu. Mai est le temps de la révolution, de ses enthousiasmes, de son adolescence, de ses illusions, de la force aussi. Premier acte : dans le théâtre occupé. Cette partie commence par un long monologue de Jean‑Louis Barrault, remarquablement interprété par Marcel Bozonnet, constamment émouvant en homme curieux du monde, courageux, ouvert, mais qui va se trouver démuni face à la horde de très jeunes gens qui vont envahir son théâtre, aux cris de « À bas Claudel ! ». Entre celui qui croit à la culture, au devoir d’assurer les représentations prévues et la rue qui investit la scène et ne respecte rien, le goufre est béant, l’incompréhension absolue. Problème de génération, fossé du temps.

Juin est le mois de la contre-révolution avec la grande manifestation du 18 juin et le discours de Malraux à l’Arc de Triomphe. La scène s’est décentrée, « décentralisée ». Elle se déroule maintenant à Villeurbanne, la province tranquille quand Paris est en feu, dans les locaux du T.N.P. Les directeurs des théâtres publics s’y retrouvent pour parler de… théâtre, de sa mission, de ses responsabilités politiques, de son élitisme, de décentralisation. Pas de femme ici, que des costumes gris qui tranchent avec les tenues colorées des jeunes manifestants du mois de mai… Signe des temps…

Juillet, c’est le mois du Festival, et c’est à Avignon que tout va se passer. Cette fois‑ci, c’est Jean Vilar qui parle, seul, ou dialogue avec Jean‑Louis Barrault par lettres interposées. Jean Vilar qu’incarne si justement Éric Ruf, comme un double inversé. C’est une partie pour l’essentiel intimiste, car c’est d’abord une histoire d’amitié entre deux grands artistes que rapproche un même idéal, même si l’un a passé pour le directeur d’un théâtre acquis au général de Gaulle et l’autre est devenu la figure emblématique d’un théâtre authentiquement populaire. C’est le temps de l’injustice, de l’amertume : Vilar va à son tour traverser le désert et faire figure d’accusé, comme un écho de ce qu’a vécu son ami deux mois avant. L’homme blessé ne s’en remettra jamais totalement.

Plongée dans l’intime et dans l’Histoire

Ce qui est formidablement intéressant dans ce spectacle, c’est sa subtilité, sa capacité à montrer l’absolue nécessité de ce mouvement et en même temps sa barbarie, ses sectarismes, sa folie, sa jeunesse. Incompressibles, irréductibles. Et simultanément de creuser dans l’intimité de ces deux hommes, qui, à leur manière, ont eux aussi marqué le siècle, ont tenté de comprendre, ont regardé passer avec empathie, tendresse et effroi ces jeunes enfiévrés. On y retrouve les interrogations sur le temps chères à Denis Guénoun, si magistralement mises en scène dans l’autre spectacle de lui que programme le T.N.P. Pour une fois que le théâtre parle du théâtre sans nombrilisme !

Ce qui fait mouche, c’est de retrouver Daniel Cohn‑Bendit, Maurice Grimaud et Raymond Marcellin, le Général et son ministre de la Culture, les célèbres affiches de Mai, les horribles imprimés écossais, mais aussi Roger Planchon, évidemment, Patrice Chéreau, Jean Dasté, Marcel Maréchal…

Ce qui fait tenir l’ensemble, c’est encore l’excellente direction d’acteurs de Christian Schiaretti, son habileté à utiliser l’espace, à le sculpter, à l’occuper… Et surtout l’art d’Éric Ruf et de Marcel Bozonnet, tous deux capables de faire sentir l’incroyable palette d’émotions et de sentiments qui traversent leurs personnages. Et que dire de la troupe du T.N.P., de son professionnalisme ? C’est donc une réussite qu’il faut saluer, et le public ne s’y trompe pas ! 

Trina Mounier


Mai, juin, juillet, de Denis Guénoun

Le texte est publié aux éditions Les Solitaires intempestifs

Juillet a été enregistré en public au Festival d’Avignon 2012 et diffusé sur France Culture le 21 octobre 2012

Mai, juin a été enregistré en public au Festival d’Avignon 2011, en réécoute sur le site de France Culture, www.franceculture.fr

Mise en scène : Christian Schiaretti

Avec : Marcel Bozonnet dans le rôle de Jean‑Louis Barrault et Éric Ruf dans celui de Jean Vilar

et Stéphane Bernard, Antoine Besson, Laurence Besson, Magali Bonat, Olivier Borle, Clément Carabédian, Adrien Dupuis‑Hepner, Baptiste Guiton, Julien Gauthier, Damien Gouy, Julie Guichard, Christophe Jaillet, Benjamin Kérautret, Anna Kupfer, Maxime Mansion, Clément Morinière, Jérôme Quintard, Yasmina Remil, Colin Rey, Juliette Rizoud, Stanislas Roquette, Clara Simpson, Louise Vignaud, Philippe Vincenot, Marceau Beyer au violoncelle

et les élèves du conservatoire à rayonnement régional de Lyon : Chloé Astor, Quentin Barbosa, Michael Comte, Marion Couzinié, Alex Crestay, Claire‑Marie Daveau, Luca Fiorello, Chloé Giraud, Cécile Goussard, Benjamin Groetzinger, Amine Kidia, Pierre Laloge, Benoît Martin, Asja Nadjar, Nina Orengia, Benoît Peillon, Louise Saillard‑Treppoz, Adrien Saoudhi, Thomas Tressy, Juliette Verdier

Scénographie et accessoires : Fanny Gamet

Costumes : Thibault Welchlin

Son : Laurent Dureux

Lumières : Vincent Boute

Vidéo : Nicolas Gerlier

Coiffures, maquillage : Romain Marietti

Assistant à la mise en scène : Baptiste Guiton

Élèves-assistants E.N.S.A.T.T. : Adrien Dupuis‑Hepner, Julie Guichard, Louise Vignaud

Musique : Jean-Sébastien Bach

Photo : © Michel Cavalca

Production : T.N.P.

Réservations : 04 78 03 30 00

Site : www.tnp-villeurbanne.com

Du 24 au 31 octobre 2012 à 20 heures

Durée : 3 h 30

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant