« Marinai, profeti e balene », de Vinicio Capossela, Casino de Paris

« Marinai, profeti e balene » © Elettra Mallaby

Dans l’œil du cyclone

Par Lise Facchin
Les Trois Coups

Il nous avait dit au cours de son entretien qu’il voulait laisser part à l’imaginaire des spectateurs pour accomplir ensemble un voyage en mer. Loin d’être une métaphore, le spectacle-concert que Vinicio Capossela a donné au Casino de Paris est un voyage dans le temps du mythe et dans la chair du marin. À tel point que, sortant de la salle de concert, on éprouve un instant la curieuse nostalgie de la houle.

Lorsque le rideau se lève, la scène est bordée de gigantesques côtes de baleine, comme prise dans l’étau d’une carcasse. On a déjà l’ombre du blanc cétacé d’Herman Melville. Une lumière chaude tombe sur le devant de la scène, et la première chanson, Billy Budd, est un blues empli de la douce désespérance louisianaise, complainte du condamné à mort. L’accompagnement, rythmé par le bruit de chaînes que l’on traîne au sol, évoque immédiatement les files d’esclaves sur les docks qui marchent vers la panse des bateaux. Immédiatement, le chanteur est dans son rôle. Pas de transition au décollage. Dès les premières secondes, on a la certitude que ce qui nous attend sera grand.

Du Cyclope au kraken 1 en passant par Moby Dick, Calypso et Job, tous les personnages de la mer sont évoqués avec une intelligence bouleversante. Passent sur la scène de terribles créatures en ombres chinoises, des boucs ivres de vin, le terrible Léviathan, un cirque de monstres… Et moi qui croyais être résolument à l’abri du chant des sirènes, immunisée tant par ma condition de femme que par la force de mon caractère, j’ai donné dans le panneau du charme gracile, aérien et presque nu de Pryntyl la naïde. L’innocence du regard, l’élégance toute de légèreté de sa démarche, les pas exquis de sa danse abritant ses seins brillant d’écume et une chute de reins à perdre le sens commun derrière deux grands éventails de plumes, ont précipité tout l’auditoire dans la noyade béate.

Le désespoir aux bras vides

Capossela, aussi comédien qu’il est chanteur, distille les émotions de la vie marine : la calme solitude des jours sans vent sous l’écrasant ciel aux étoiles sans nombre, le désespoir aux bras vides, l’ivresse virile des soirs où le rhum abonde, et la faiblesse des hommes toujours à l’épreuve des flots et de ses dangers. Au travers des personnages, c’est l’archétype qui transparaît, le héros toujours humain, et la beauté des failles, des rugosités. Avec des accessoires farfelus et magnifiques et des jeux de voix d’une richesse toujours juste, les chansons se font monde. Capossela, un aède toujours délicat jusque dans la violence.

« Marinai, profeti e balene » © Elettra Mallaby
« Marinai, profeti e balene » © Elettra Mallaby

Que dire alors des musiciens ? Leur contribution à l’érection des mondes de Marinai, profeti e balene est, on s’en doute, indispensable. Ils sont une huitaine, jouent d’instruments innombrables aux sonorités étranges : scie musicale, marimbula, glokenspiel, mellotron, ondes Martenot… Ceux des flots également : la harpe, la flûte, la lyre, et… l’eau ! Cette bande d’ingénieurs de la musique a sorti de son chapeau toutes sortes d’inventions mélodiques extraordinaires, donnant aux sons une consistance et une profondeur toutes charnelles. Et les hommes entrent dans le jeu de la marine, et quand leur capitaine est sur la proue, sur la première rangée de fauteuils d’orchestre… ils sont bel et bien l’équipage d’un rafiot sur la dune des flots.

Alors bien sûr, oui, Tom Waits 2. Oui. Mais on est au‑delà. Le rockeur américain est un chercheur d’ambiances, de bruits, de sons toujours nouveaux. Mais il n’est pas faiseur de mondes. La scène n’est pas pour lui un lieu de création particulière : il ne fait que des récitals. Pas Capossela. Capossela, lui, fait surgir de scène des mondes comme le Hollandais volant émerge des flots, vous terrassant d’émotions, d’images et de rêves. 

Lise Facchin

  1. Le kraken est une créature fantastique issue des légendes scandinaves médiévales. Il s’agit d’un monstre de très grande taille et doté de nombreux tentacules. Dans ses rencontres avec l’homme, il est réputé capable de se saisir de la coque d’un navire pour le faire chavirer, faisant ainsi couler ses marins, qui sont parfois dévorés. Sa légende a pour origine l’observation de véritables calmars géants dont la longueur a été estimée à 13‑15 mètres, tentacules compris. Ces créatures vivent normalement à de grandes profondeurs, mais ont été repérées à la surface et auraient « attaqué » les navires.

Il est très probable que ces légendes soient des histoires vraies exagérées, et que le kraken soit en réalité un calmar géant. En effet, ces derniers peuvent mesurer jusqu’à 20 mètres de long, et laissent de grosses cicatrices aux cachalots qui les chassent.

  1. On surnomme Capossela tant qu’on peut et depuis très longtemps le « Tom Waits italien ». Ne serait‑il pas temps de trouver autre chose et d’honorer l’artiste d’un titre qui serait véritablement sien ?

Marinai, profeti e balene, de Vinicio Capossela

www.viniciocapossela.it

Casino de Paris • rue de Clichy • 75009 Paris

01 44 85 40 40

Métro : Trinité (ligne 12) ou Blanche (ligne 2)

Site : www.casinodeparis.fr

Durée : 1 h 30

Tarifs de 45 € à 30 €

Photos : © Elettra Mallaby

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