« Meursaults », d’après « Meursault, contre-enquête », de Kamel Daoud, Théâtre Benoît‑XII à Avignon

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Comme si Camus
avait tué l’Arabe
avec son livre

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

La Méditerranée et l’Algérie sont au cœur du projet artistique de Philippe Berling, metteur en scène et codirecteur du Théâtre Liberté à Toulon. « Meursaults », son adaptation du roman de Kamel Daoud, rend justement hommage à un auteur algérien qui a digéré Camus, même si la convocation de son héros pose problème. Un joli conte sur la relation franco-algérienne, si complexe.

« Aujourd’hui, M’ma est encore vivante » ouvre Meursault, contre-enquête. Cet écho à la fameuse phrase de l’incipit de l’Étranger donne d’emblée le la : le procédé du parallélisme entre les deux romans, l’un écrit car un Français, l’autre par un Algérien, va se réitérer. Jusqu’à l’épuisement. En effet, le narrateur de Daoud, Haroun, se présente comme le frère de l’Arabe tué par Meursault. Il souhaite réhabiliter ce mort privé de corps, d’enterrement, d’identité, nommé Moussa (« l’envoyé », « le messager »). Il voudrait se débarrasser de son histoire et s’adresse aux lecteurs et à un jeune étudiant, jour après jour dans un bar, près de Hadjout.

Comme le narrateur-personnage de Camus, il a une mère à la fois présente et absente. Il commet aussi un crime. Non à cause du soleil, mais de la lune. À deux heures du matin, non à quatorze. Il ne tue pas un « Arabe » avant l’Indépendance de l’Algérie, mais un Français, qui porte un nom, après. Il ne sort pas avec Marie mais Meriem. Moussa et son frère aiment « les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! » ¹. Haroun va en prison et découvre l’absurdité de la justice. Il crie sa révolte à un imam, un mort bourré de certitudes ! Enfin, il voudrait, lui aussi, avoir de nombreux « spectateurs » et que « leur haine soit sauvage » ².

Le long monologue prononcé par Ahmed Benaïssa, qui joue le protagoniste, souligne ces similitudes – trop appuyées mais qui font partie d’un projet cohérent. Le texte, élagué, se concentre ainsi sur le dialogue entre les deux Meursault, les deux langues, les deux cultures et sur l’histoire commune de la France et de l’Algérie.

Le metteur en scène choisit donc de situer l’action dans un lieu symbolique : la cour de la maison double d’Haroun et Moussa. Cette habitation appartenait aux patrons français de M’ma, mais dès 1962, la mère et son fils quittent leur cagibi et investissent la partie qui leur « revient ». La scénographie, composée de deux murs qui bouchent l’arrière du plateau et rétrécissent l’espace de jeu, est réaliste et intime. Tout se passe dans la courette où Haroun achève le meurtre de Meursault en fusillant un Français, deux jours après l’Indépendance. C’est là qu’est enfoui le corps, près d’un citronnier.

La présence irradiante de la mère sur scène s’est donc naturellement imposée à Berling. Cette pleureuse silencieuse s’adonne à une danse de jouissance macabre la nuit du crime, alors qu’Haroun se transforme en « condamné ». Interprétée par la comédienne et chanteuse Anna Andreotti, c’est une figure centrale de l’histoire : pleine de « sollicitude incestueuse », elle transmet la honte à son fils, l’empêche de vivre. Elle incarne aussi l’Algérienne bafouée, l’inconsolable endeuillée depuis le décès de Moussa. Le choix de ce personnage qui chante et murmure permet là encore de mettre en miroir les langues maternelle et française, d’exprimer la nécessité d’inventer, à partir de tout cela, sa propre maison. De même, une voix off dialogue avec Haroun : elle fait songer au fantôme « de la bouteille » présent dans le bar, dans le roman – le spectre de Camus philosophe, ou de Meursault, poète des sensations.

Un conte clair et engagé

Le spectacle développe donc la thématique postcolonialiste : le mélange des cultures, le mépris des Français pour les Arabes avant l’Indépendance et la réciproque, après. Le conteur Haroun (Daoud) offre une synthèse riche : il regrette l’époque où les femmes algériennes considéraient leur corps comme un don, il se sent étranger aux rites musulmans ; il incite les Algériens à s’éveiller ; il rend hommage au style incomparable et à la philosophie de Camus. Le seul problème, c’est qu’il confond le personnage de Meursault avec son auteur. Il dit, par exemple, que l’assassin de Moussa, le héros de l’Étranger, écrivait bien, était célèbre, avait quitté l’Algérie – des informations renvoyant à la biographie de Camus ! Il fait comme si Camus avait tué l’Arabe avec son livre. Étrange confusion qui rend le roman de Daoud invraisemblable. Il accuse Camus de ne pas avoir attribué de nom à l’Arabe tué et se donne pour objet de faire entendre, face à une œuvre colonialiste, la voix de l’autre (celle de l’héritage franco-algérien). C’est juste oublier que la colonisation n’est pas le propos de l’Étranger, roman philosophique sur l’absurde !

En somme, on assiste à une représentation très verbale, réaliste, à thèse. Le langage visuel est simple : des portraits projetés des personnages évoqués, un film sur l’histoire franco-algérienne, des vidéos et des lumières qui illustrent les paroles. C’est juste, sans aspérités. Mais bon, on aime autant lire le roman, plus complet dans le fond et à l’écriture si belle et ciselée. 

Lorène de Bonnay

  1. « L’Étranger », le Spleen de Paris, Baudelaire.
  2. Derniers mots du roman de Daoud qui réécrit l’excipit de l’Étranger.

Meursaults, d’après Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud

Texte publié aux éditions Actes Sud

Mise en scène et adaptation : Philippe Berling

Avec : Ahmed Benaïssa, Anna Andreotti

Scénographie et costumes : Nathalie Prats

Création lumières et vidéos : Daniel Lévy

Coiffures et maquillages : Catherine Saint-Sever

Assistante répétitrice : Caroline Blanche

Photos du spectacle : © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Théâtre Benoît-XII • 12, rue des Teinturiers • 84000 Avignon

Réservations : 04 90 14 14 14

Site : www.festival-avignon.com

Du 21 au 25 juillet 2014 à 15 heures

Durée : 1 h 30

28 € | 10 €

Tournée 2015 :

  • Le 29 septembre 2015 : La Garance, scène nationale de Cavaillon
  • Du 1er au 17 octobre 2015 : Théâtre Liberté, Toulon
  • Du 3 au 7 novembre 2015 : Théâtre national de Toulouse
  • Les 12 et 13 novembre 2015 : Romans-sur-Isère
  • Le 19 novembre 2015 : Théâtre en Dracénie, Draguignan
  • Le 21 novembre 2015 : Croisée des arts, Saint-Maximin
  • Les 25 et 26 novembre 2015 : maison de la culture de Nevers

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