L’apesanteur et la grâce
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Parfois les esquisses sont aussi belles que les œuvres. C’est le cas de « Minuit (tentative d’approche d’un point de suspension » de la Cie Yoann-Bourgeois. Le temps suspend ici son vol, et l’on croirait rêver.
On entend des voix, bribes de journaux intimes lus ou inventés, peu importe. On ne sait pas qui parle et, à nouveau, peu importe. L’air dans la cour des Abbesses porte ces voix jusqu’au creux des oreilles. Alors, au milieu des spectateurs qui attendent, on éprouve l’impression paradoxale de vivre une expérience intime. Un enfant curieux montre son visage depuis la fenêtre de son appartement, là haut. Il voit ce que d’autres ne voient pas. Mais, de toute façon, nul ne voit exactement la même chose. Ce prélude donne la note à un spectacle qui fait tressaillir, comme vibre la corde d’un instrument et dont on aurait envie de parler en disant « je » à son tour.
Minuit débute ainsi en plein jour, en plein air. Cela débute avant de commencer sur scène, comme pour resituer le spectacle dans le monde. On voit des objets, d’abord. Et ensuite seulement, un homme (Jörg Müller) et une femme (Marie Fonte) entrent en relation avec eux. L’homme évolue dans un grand tube empli d’eau, il perd son contour d’homme. C’est un homme fait, mais peut-être n’est‑il pas encore né ? Peut-être vient‑il d’un temps où l’on respirait dans l’eau ? La femme dessine à l’air libre la circonférence d’un cercle dont elle n’est pas le centre. Nous sommes là aussi, et par-dessus les toits on aperçoit le ciel. C’est pourquoi ni les artistes ni nous ne sommes la mesure de toute chose. Si Yoann Bourgeois veut créer des spectacles où l’être humain ne serait pas le centre, mais existerait « à côté des animaux, des objets et machines » *, il y parvient donc ici.
De la physique à la poésie
Tout est déjà là : l’étrange bascule de la physique à la poésie (on pense à celle de Philippe Jacottet), de la prouesse à la claire simplicité. Lorsque Jörg Müller revient à la surface et que l’on respire avec lui, lorsque Marie Fonte redonne un coup de pied pour retrouver les hauteurs, quelque chose d’immémorial se joue, presque hors du temps. De fait, minuit, c’est le point où l’on bascule vers demain, déjà. Tout le spectacle parle de cet instant imperceptible (le point de suspension, précisément) où le présent va s’évanouir, où l’envol devient la chute. Or, tout en auscultant, tentant ce moment éphémère, Yoann Bourgeois et ses comparses nous ouvrent en même temps des portes sur l’inouï et l’éternité.
Après l’éblouissement provoqué par l’Art de la fugue, on avait peur d’être déçu. Il n’en est rien. Les jeux de lumière finement orchestrés par Jérémie Cusenier suffisent à habiller un plateau où l’ombre des mains de la harpiste nous invite au royaume de Mélusine. Là, les lueurs qui jaillissent font surgir au gré de l’imagination les bandes d’un clavier ou celle d’une pellicule de cinéma. L’obscurité joue alors avec une lumière mordorée. Les formes de la harpe et celle des objets (cycles, polygones) se répondent. Mais ce que l’on voit ne s’impose pas au point d’écraser ce que l’on entend. D’ailleurs, ce n’est que lorsque la musique aura pris sa place, se sera déployée dans le noir et le vide, que l’on nous donnera à voir. Laure Brisa n’est ainsi pas une simple accompagnatrice. Elle prend sa place dans la constellation de Minuit. De fait, la musique qu’elle interprète est comme une variation sur l’instant suspendu : la note peut vibrer indéfiniment en particulier par le jeu des samples. Quant aux carillons qui volent et tintent et grâce à la virtuosité de Jörg Müller, ils évoquent peut-être le glas et la naissance. Ils défient en tout cas notre vision et notre entendement.
Un beau spectacle
Beauté, musique, vertige de l’impensable, on retrouve cela et puis, de manière peut-être encore plus marquée que dans l’Art de la fugue, le burlesque, c’est-à‑dire un regard amusé sur la chute, qu’elle soit physique ou sentimentale. Parfois, on rit jaune ; parfois, on sourit avec tendresse, car le conte cruel côtoie l’épopée sentimentale la plus fantasque. Par ailleurs, ce qui fait aussi la beauté de Minuit, c’est que cinq artistes se partagent la scène sans s’étouffer l’un l’autre. Tour à tour, ils se lèvent, ils s’aident, ils jouent. Ils sont tous exceptionnels. On a parlé de Laure Brisa, Jörg Müller et Marie Fonte, la femme-oiseau, mais on ne saurait oublier Mathurin Bolze , tour à tour gracieux et pathétique. Il est l’homme de Vitruve esquissé par Léonard de Vinci, mais aussi l’homme de laboratoire, exténué par une roue infernale d’Ixion. Quant à Yoann Bourgeois, non content de voler, il nous donne envie de le relever quand il consent à chuter. Il a l’humilité de ceux qui savent faire rire d’eux, pour ne pas faire pleurer. Minuit est un beau spectacle, un instant d’éternité à portée de la main. ¶
Laura Plas
* Citation extraite d’une entrevue de Yoann Bourgeois présente dans le programme du spectacle.
Minuit (tentative d’approche d’un point de suspension), de Yoann Bourgeois
Cie Yoann-Bourgeois • 3, rue du Vieux‑Temple • 38000 Grenoble
06 75 87 71 29
Mise en scène : Yoann Bourgeois
Avec la complicité de Mathurin Bolze, Laure Brisa, Marie Fonte, Jörg Müller
Lumières : Jérémie Cusenier
Son : Antoine Garry
Direction technique : Pierre Robelin
Photo : © Magali Bazi
Théâtre des Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris
Site du théâtre : www.theatredelaville-paris.com
Réservations : 01 42 74 22 77
Métro : ligne 12, arrêt Abbesses
Du 16 au 24 avril 2014, du mardi au samedi à 20 h 30 et le samedi 19 aussi à 15 heures
Durée : 1 heure
26 € | 22 € | 16 €