« Nicomède », de Pierre Corneille, Théâtre des Abbesses à Paris

« Nicomède » © Cosimo Mirco Magliocca

Corneille à l’école de Brecht et de Hitchcock

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Deux ans après sa création au Théâtre de la Tempête, Brigitte Jaques-Wajeman reprend « Nicomède » de Corneille au Théâtre des Abbesses.

Au sujet de cette vingt et unième pièce, l’auteur disait qu’il était « bien malaisé de trouver quelque chose de nouveau sans s’écarter un peu du grand chemin et se mettre au hasard de s’égarer » 1. Et, de fait, dans cette pièce « extraordinaire » 1, il assume le risque de donner à la tragédie les couleurs de la comédie, de provoquer l’admiration et la stupeur plus que la terreur et la pitié. Brigitte Jaques-Wajeman rend palpable cette audace. De l’audace, la metteuse en scène, n’en manque d’ailleurs pas elle-même. Elle s’engage résolument sur les chemins de traverse du texte, forçant parfois le passage vers la farce politique (presque brechtienne), mais faisant preuve d’une telle maîtrise que l’on reste suspendu comme si on n’avait jamais vu ou lu Nicomède, et ce jusqu’à la dernière image saisissante.

Nicomède est un piège séduisant. Comme dans un film de Hitchcock, la chausse-trape s’enclenche dès la première scène. Leurré dès ce moment sur l’issue de la pièce et sur ses enjeux, le spectateur n’en sait pas plus que les personnages. Et, paradoxalement, alors qu’il se voit convié à la table des puissants de Bithynie, il pourrait affirmer, à l’unisson de la fine Laodice, que « les mystères de la cour sont si cachés / Que les plus clairvoyants y sont bien empêchés » 2. Ainsi, jusqu’au dernier moment (et peut-être même au-delà ?), tout reste possible, rien n’est prévisible. Pas d’ironie tragique, mais des coups de théâtre et du suspense.

L’immense table où l’on règne et où l’on se gave du pouvoir

La mise en scène participe de ce mécanisme. La pièce n’a pas commencé que déjà les personnages s’échappent. Ils ne restent pas en place, nous toisent parfois ou nous offrent une friandise : ils transgressent la limite de la rampe, mais nous laissant inexorablement dehors. Insaisissables, ils glissent plus qu’ils ne marchent dans leurs beaux costumes aux matières fluides et glissantes aussi. Ils dansent un ballet dont le centre serait l’immense table où l’on règne et où l’on se gave du pouvoir. C’est une étrange chorégraphie, où les embrassades fugaces semblent celer des alliances qui nous échappent, comme les conciliabules inaudibles. Tandis que se déroule l’écheveau de la tragédie, tout s’obscurcit peu à peu : le texte mais aussi le plateau ou la salle. Alors, comme Laodice, nous n’y voyons goutte 2, mais la musique, toujours présente en sourdine, nous rappelle que derrière les paroles prononcées, quelque chose se poursuit sans nous.

« Nicomède » © Cosimo Mirco Magliocca
« Nicomède » © Cosimo Mirco Magliocca

Nicomède est une des pièces pour lesquelles l’auteur a « le plus d’amitié » 1. On le comprend. D’abord, son panache comme sa liberté de facture vont bien à l’auteur du Cid ou de l’Illusion comique. Il ne s’agirait pas de « s’attacher si servilement à ses préceptes » 1. L’esprit frondeur souffle sur les vers. Ensuite, Corneille a dû bien s’amuser à croquer la galerie de ses personnages, donnant un coup de sang comique à la tragédie. De fait, si on bâille souvent d’un ennui respectueux face aux jeunes premiers, Nicomède et Laodice échappent heureusement à la règle. Arc-boutés sur leurs principes, véhéments, ils ont de la tenue et disputent la place aux veules bouffons. Évidemment, les « méchants » sont des monstres de théâtre. On s’en étonne moins, sans doute parce que le spectre du surjeu les guette. Ils cabotinent parfois : tentation du texte et de la mise en scène qui tire vers la farce. Mais ce surjeu est peut-être une façon de désigner le pouvoir comme une mascarade. Il permet sans doute de travailler le texte au corps, par le corps. Ainsi, quand la fange du réalisme politique remonte à la surface du discours de Flaminius, quand Attale se révèle, ils peuvent recourir à un jeu plus dépouillé. Chaque comédien tire donc son épingle du jeu. Brigitte Jaques-Wajeman leur (nous) accorde ce beau présent.

Les quiproquos, le comique de gestes, les sarcasmes…

Avec ses femmes fortes, si aptes à la fourberie, comme le dit Nicomède, avec ses pères entichés de pouvoir et aveugles, la pièce s’offre en fait un personnel de comédie. D’ailleurs, la lutte n’oppose pas vraiment la Bithynie à Rome, mais les jeunes, férus d’indépendance, et les vieux, résignés et âpres au gain. La mise en espace le montre bien. C’est pourquoi Nicomède raconte comment deux frères se découvrent et rompent alors avec leurs parents : mère, père biologique ou adoptif. La loi de la comédie veut que les méchantes belles-mères, les pères qui en sont toqués et qui s’accrochent à leur marotte (ici, la couronne de comédie dont ne veut pas se déparer Prusias) soient défaits par une jeunesse triomphante. C’est un peu ce qui se produit… De la comédie, on trouvera aussi en vrac les quiproquos, le comique de gestes, les sarcasmes, le fils déshérité, les amours contrariées. Pas étonnant que Molière ait choisi de présenter la pièce au roi avec les Fâcheux pour se faire reconnaître ! Brigitte Jaques-Wajeman affirme cette contamination du tragique par le comique, quitte à forcer un peu le texte, à faire rire les interprètes de manière insistante, à flirter avec le graveleux. C’est souvent réussi, parfois un peu trop appuyé.

Nicomède a donc de quoi convaincre les plus rétifs que le théâtre dit « classique » ne cède en rien au suspens à Hitchcock, à sa bigarrure à Shakespeare, à son âpreté politique à Brecht, ainsi que le prétend la metteuse en scène. On y entend aussi dans une langue colorée et ambiguë la satire d’un pouvoir abusif et familial compromis par l’ombre coloniale… Alors, Corneille, pas actuel ? 

Laura Plas

  1. Propos de Corneille dans l’avertissement au lecteur.
  2. Propos de Laodice, extrait de la scène iv de l’acte III.

Nicomède, de Corneille

Cie Pandora • 21, rue Poliveau • 75005 Paris

01 45 87 26 17

Site de la compagnie : http://www.compagniepandora.com/site/

Mise en scène : Brigitte Jaques‑Wajeman

Assistant à la mise en scène : Pascal Bekkar

Avec : Pascal Bekkar, Raphaèle Bouchard, Sopie Daull, Pierre‑Stéfan Montagnier, Aurore Paris, Thibault Perrenoud, Marc Siémiatycki, Bertrand Suarez‑Pazos

Dramaturgie : François Regnault, Alice Zéniter

Scénographie et lumières : Yves Collet

Assistant à la scénographie et aux lumières : Nicolas Faucheux

Musique : Marc‑Olivier Dupin

Assistante : Stéphanie Gibert

Costumes : Annie Tiburce‑Melza

Maquillages : Catherine Saint‑Sever

Objets de scène : Franck Lagaroge

Photos : © Cosimo Mirco Maggliocca

Production : Cie Pandora / Théâtre de la Ville, Paris

Avec la participation du Jeune Théâtre national

Théâtre des Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris

Site du théâtre : www.theatredelaville-paris.com

Réservations : 01 42 74 22 77

Du 29 janvier au 12 février 2011, les samedi 29 janvier, 5 et 12 février 2011 à 16 heures, le dimanche 30 janvier 2011 à 15 heures, le mardi 1er février 2011, le mercredi 2, les jeudi 3 et 10 février 2011 et le vendredi 11 février 2011 à 20 h 30

Durée : 2 h 15

28 € | 24 € | 22 € | 18 € | 16 € | 15 € | 13 €

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