« Œdipe roi » d’après Sophocle et Pasolini, Théâtre National Populaire à Villeurbanne

« Œdipe roi », mise en scène de Gilles Pastor © Michel Cavalca

Œdipe démultiplié

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Après « Affabulazione », créée en 2014, Gilles Pastor propose une seconde partie au diptyque, « Œdipe Roi » d’après Sophocle, avec quelques œillades du côté de Pasolini. Vertigineux ! 

Sur le même gazon synthétique d’un vert criard, des danseurs de samba ont remplacé les footballeurs et la jet set. La tragédie des origines, dans tous les sens du terme, est cette fois le centre de la pièce, même si les contours spatio-temporels sont floutés ou délibérément éclatés comme dans un kaléidoscope.

Gilles Pastor, qui n’est jamais avare de mises en perspective philosophique, a ses explications sur l’abondance de références. Mais d’autres significations sont plus explicites, comme le fait de faire endosser le rôle-titre par trois comédiens très différents : Emmanuel Héritier (au physique de baigneur), Jean-Philippe Salerio (plus sec, plus sombre) et le magnifique danseur black Sorriso (issu de la compagnie Käfig).

Universalité

C’est que cette réflexion sur l’impossibilité de contrôler un destin moqueur, sur l’inanité de s’enorgueillir de ses origines, est d’abord, et avant tout, universelle. Chaque homme est Œdipe, quelle que soit sa couleur de peau, où qu’il vive, à Thèbes ou à Milan, ou encore à Salvador de Bahia, au Ve siècle av. J.-C. ou aujourd’hui.

Costumes et accessoires renvoient à des moments différents, des lieux opposés, des cultures apparemment éloignées, une religion monothéiste ou des rites sauvages dûs à des dieux cruels. Des chaises de jardin en plastique orange côtoient ainsi une élégante tiare dorée. La samba annonce la Passion selon saint Matthieu. En somme, nous voilà renvoyés à une condition humaine commune à travers les âges et les continents, n’en déplaise aux racistes de tout poil.

« Œdipe roi », mise en scène de Gilles Pastor © Michel Cavalca
« Œdipe roi », mise en scène de Gilles Pastor © Michel Cavalca

Bien entendu, les références à Pasolini sont flagrantes (comme dans la première partie du diptyque), à commencer par le recours à la vidéo. D’ailleurs, certaines images renvoient tout droit aux obsessions christiques du cinéaste : la scène (filmée) où Œdipe, plongé dans l’eau, entouré de femmes sensuelles, semble recevoir le baptême ; ou celle, encore, où il sort de l’eau, un poisson serré contre la poitrine. D’autres sont plus obscures, d’autant que leur superposition peut en rendre la perception, voire la lisibilité, incertaine.

Mises en abyme

À mesure qu’Œdipe, au départ incrédule, découvre l’étendue de la sinistre farce jouée par le destin, le spectacle s’assombrit et s’accélère. Il se concentre aussi. Si l’on peut lui reprocher quelques lenteurs complaisantes au début (surtout que tous les comédiens ne sont pas au diapason), la tension dramatique est sensible dès la révélation de la vérité. 

« Œdipe roi », mise en scène de Gilles Pastor © Michel Cavalca
« Œdipe roi », mise en scène de Gilles Pastor © Michel Cavalca

Quand Gilles Pastor rejette l’ostentation, il choisit l’euphémisme ou la sobriété. Ainsi, la mort de Jocaste se déroule-t-elle en coulisses, de même que la scène de l’aveuglement. C’est le théâtre qui règne à travers le masque sanglant peint sur le visage de Sorriso. Dans une danse désarticulée, celui-ci donne à voir l’effondrement du personnage, ou peut-être son combat intérieur contre les Érinyes. C’est encore lui, lors de cette longue scène, qui nous montre Œdipe, les yeux fermés par des pansements, à l’arrière de la voiture tournant dans Rome, sans réaction, atone, absent à lui-même. Grand moment d’émotion qui se clôt sur Bach, lequel accompagne le personnage dans sa descente aux enfers vers la solitude et l’exclusion de la compagnie des hommes (un rappel du film L’Évangile selon saint Matthieu, du même réalisateur).

Alors, quand brutalement le noir s’installe sur le plateau, on reste étreint. Il y a bien quelques réserves (mineures) : une certaine complaisance pour l’outrance, la priorité donnée aux images sur la direction d’acteurs… Toutefois, Gilles Pastor prouve sa maîtrise de la montée dramatique. Son Œdipe Roi ne peut laisser indifférent : il nous touche par son humanité, il nous emporte dans le bruit et la fureur. 

Trina Mounier


Œdipe roi, d’après Œdipe roi de Sophocle, texte français de Jean Grosjean, et Œdipe roi (Edipo re), scénario de Pier Paolo Pasolini,

KastôrAgile

Mise en scène : Gilles Pastor

Avec : Antoine Besson, Alizée Bingöllü, Alex Cretey, Emmanuel Héritier, Kayije Kagame, Jean-Philippe Salerio, Wanderlino Martins Neves dit Sorriso

Assistante à la mise en scène : Catherine Bouchetal

Chorégraphie : Astrid Takche de Toledo

Costumes : Clément Vachelard

Lumière : Nicolas Boudier

Son : Sylvain Rebut-Minotti

Vidéo : Vincent Boujon

Régisseur général : Olivier Higelin

Théâtre National Populaire • 8, place Lazare Goujon • 69100 Villeurbanne

Réservations : 04 78 03 30 00

Du 21 septembre au 1er octobre 2017 à 20 h 30, le dimanche à 16 heures, relâche samedi et lundi

Durée : 1 h 15

De 9 € à 25 €

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