« On a fort mal dormi », d’après Patrick Declerck, Théâtre du Rond‑Point à Paris

On a fort mal dormi © Cie Coup de poker

Une performance qui réveille

Par Élisabeth Hennebert
Les Trois Coups

À propos de la vie des S.D.F., le trio Declerck, Barbot et Quenon, enragé autant qu’engagé, crée une œuvre d’une rare lucidité.

Je ne me souviens pas avoir vu ni lu quelque chose de plus intelligent depuis « Assommons les pauvres ! » 1. On trouve dans ce spectacle le même raccourci saisissant que chez Baudelaire, entre la violence sans complaisance, la volonté d’agir sans idéalisme et l’humour qui conjure l’insoutenable, à la façon dont l’ail repousse les vampires.

L’auteur Patrick Declerck, d’abord, n’est pas dramaturge, il est juste très dingue. Suffisamment, en tout cas, pour avoir poussé sa conscience professionnelle d’ethnologue jusqu’à s’habiller en clochard et se faire embarquer, un soir de 1986, à destination de l’hôpital de Nanterre, centre d’hébergement pour les sans-abri parisiens. Quinze années de pratique comme psychanalyste, dans ce même établissement, ont ultérieurement étoffé cette aventure d’une nuit, par l’expérience de la routine et de la fidélité au poste. Deux livres décrivent sa trouille, sa rage, sa phobie de la contamination, autant que les sentiments des êtres qu’il rencontre, malodorants, ivres, fous, plus tout à fait humains en somme 2.

Guillaume Barbot, ensuite, est un jeune metteur en scène, ayant déjà de nombreuses créations à son actif 3. La lecture des témoignages de Declerck en 2005 puis 2012 le travaille en profondeur. Son adaptation scénique d’un texte qui n’est pas naturellement théâtral fait penser, sur le fond comme sur la forme, à celle d’Emmanuel Noblet à partir du roman Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, consacré au thème de la transplantation cardiaque 4. Sur des questions difficiles, mais qui parlent à tout le monde, ces deux artistes ont décidé d’agir avec l’outil qu’ils maîtrisent le mieux : le théâtre. Dans les deux cas, le pari est ambitieux, le résultat, exceptionnel. Car il est spectaculaire, le sujet, et toute l’équipe de la Cie Coup de poker le prouve.

Jean‑Christophe Quenon, enfin, est un comédien étonnant. Avec une rare économie verbale, gestuelle et mimique, il parvient à peupler tout seul un plateau grand comme la rue, la ville, le dortoir, le mouroir, le cimetière. Sa prestation d’acteur colle au plus près d’un texte qui est lui-même une performance d’écriture. Vu du public, il est difficile de savoir à qui revient la paternité de chaque moment de la pièce, tant est constante la subtilité de pensée et la justesse artistique.

« Bronzage clodo, bronzage crado »

C’est ce que braille un des personnages au moment atroce de la douche et décapage au balai-brosse sur plaies purulentes. L’ironie de la vie est tout entière dans ce va-et-vient permanent entre l’envie de rire et l’envie de mourir. Le spectacle prend la forme d’une série de questions qui nous secouent, nous dérangent, nous incitent à agir de toute urgence, une fois claquée la porte du théâtre.

On n’est pas obligé d’adhérer à la réponse politique (un cri de rage plutôt qu’une réponse) esquissée dans les cinq dernières minutes et qui contredit les soixante‑quinze minutes précédentes. Le narrateur réclame une réinsertion financière alors même qu’il vient d’expliquer que réinsérer est une illusion et une vue de l’esprit, en décalage avec la réalité de la destruction intérieure.

L’analyse du mot « réinsertion » me semble le moment le plus touchant de la représentation parce que c’est celui qui pousse le plus loin la réflexion. Être à côté pour écouter, être présent pour assumer l’absurde plutôt que vouloir à tout prix « remettre sur le droit chemin », telles sont peut-être les clés, tendues par le narrateur lui-même. De toute façon, la pièce pose plus de questions qu’elle n’en résout. Son metteur en scène récuse d’ailleurs la notion d’œuvre militante. En fin de compte, depuis qu’on les appelle « S.D.F. », les clochards ne vont pas beaucoup mieux. Un son de cloche bien nouveau sur ce sujet médiatique, sans cesse évoqué, jamais traité ! 

Élisabeth Hennebert

  1. Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Michel Lévy, 1869, tome IV, Petits poèmes en prose, les Paradis artificiels, p.142‑145. Cette étonnante fable-farce présente l’auteur en jeune gommeux prétendant rendre sa dignité à un mendiant en le rossant. L’histoire finit comme l’arroseur arrosé.
  2. Patrick Declerck, les Naufragés : avec les clochards de Paris, Plon, 2001 et Le sang nouveau est arrivé : l’horreur S.D.F., Gallimard, 2005.
  3. Lire « Sourires », de Guillaume Barbot, collège de La Salle à Avignon, « l’Évasion de Kamo », de Daniel Pennac, adapté par Guillaume Barbot, collège de La Salle à Avignon et « Gainsbourg moi non plus », par Gevrey‑Chambertin d’après Serge Gainsbourg, Théâtre des Béliers à Avignon.
  4. Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, éditions Verticales, 2014, adapté à la scène par Emmanuel Noblet au Théâtre du Rond‑Point en septembre 2016 et actuellement en tournée.

On a fort mal dormi, d’après les Naufragés et Le sang nouveau est arrivé de Patrick Declerck

Cie Coup de Poker

http://www.coupdepoker.org

Adaptation et mise en scène : Guillaume Barbot

Avec : Jean‑Christophe Quenon

Assistanat et dramaturgie : Céline Champinot

Lumière : Maryse Gautier

Assistanat lumière et régie : Franck Lezervant

Collaboration aux costumes : Benjamin Moreau

Photo : © Cie Coup de Poker

Théâtre du Rond‑Point • 2 bis, avenue Franklin‑D.‑Roosevelt • 75008 Paris

Réservation : 01 44 95 98 21

http://www.theatredurondpoint.fr/

Métro : Franklin‑D.‑Roosevelt (lignes 1 et 9) ou Champs‑Élysées-Clemenceau (lignes 1 et 13)

Jusqu’au 12 mars 2017, du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 15 h 30, relâche les lundis et le 26 février

6 mai 2017 : festival Circuit court de Fresnes

7 au 30 juillet 2017, collège de La Salle à Avignon

Tarifs : 29 €, 28 €, 23 €, 18 € et 12 €

Durée : 1 h 15

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