« Pourama Pourama », de Gurshad Shaheman, l’Échangeur à Bagnolet

rideau-rouge

Des limites de la performance en milieu bobo

Par Marie Lobrichon
Les Trois Coups

« Touch Me », « Taste Me », « Trade Me » : la performance en trilogie de Gurshad Shaheman, bien léchée et tout en cohérence théorique, peine à susciter l’émotion… et révèle les démons exhibitionnistes d’un public bobo.

Pourama Pourama, c’est l’histoire de Gurshad. D’un petit garçon affectueux et choyé, bon élève chouchou de ses tantes qui aimait Samantha Fox, Patricia Kaas et les autres garçons. Pourama Pourama, ça ne vous rappelle rien ? Normal, les vraies paroles chantées par Patricia Kaas sont « pour un mois, pour un an »… Mais pour un Iranien, on peut comprendre que l’articulation de la rockeuse française relève de l’exégèse. Entre l’Iran et la France, du petit garçon modèle au jeune homme en quête de son identité, l’épopée intime de Gurshad Shaheman se déploie à travers le prisme de la découverte de son corps dans le rapport aux autres. Une quête en trois chapitres aux titres évocateurs : « Touch Me » (Samantha n’est pas loin), « Taste Me » et « Trade Me ». Tout un programme…

Le fil conducteur de cette triple performance est avant tout le texte de Gurshad Shaheman. Préenregistré sur une bande-son diffusée par des haut-parleurs, il est énoncé d’une voix blanche, sans saillie émotionnelle particulière. S’y entrecroisent les souvenirs d’enfance, d’adolescence puis de l’âge d’homme, souvent drôles, autour d’abord de la figure du père, puis de la mère et enfin de la société. Rien à dire, tout cela est parfaitement construit, sur une ligne claire et précise. Le récit est bien cadencé, se promenant d’une anecdote à l’autre entre différentes strates de passé, tout en maintenant une progression lisible grâce à ce découpage tripartite.

Mais pendant que l’oreille écoute une bande-son, que se passe-t-il en salle ? Après une demi-heure de « Touch Me » à demeurer assis dans le noir, entre spectateurs affublés d’un masque de vieil homme grisonnant à lunettes (que l’on comprend être le visage du père), la solitude et l’ennui commencent à se faire sentir. Reste-t‑on condamné à écouter religieusement ? C’est à ce moment-là que débute la première performance de la soirée, alors même qu’on en venait à s’interroger sur l’intérêt d’aller voir du spectacle vivant, sans spectacle vivant. Car enfin, Gurshad est là, parmi nous. Et il nous sert des vodkas-fraise. Alléluia ?

Le spectateur assiste plus qu’il ne participe

Amadouée à coups de cocktails « girly » puis de nourriture orientale, l’assistance se prête au jeu de la performance proposée par l’artiste. D’abord, en répondant à l’injonction de le toucher dans « Touch Me », puis en mangeant la nourriture préparée par lui dans « Taste Me », et enfin en achetant pour cinq euros le droit de passer cinq minutes en privé avec lui dans « Trade Me ». Trois étapes dans l’exploration de son identité physique, mais aussi dans la mise à disposition de ce corps à d’autres… auxquels les spectateurs sont invités à s’identifier. Or c’est ici que se mesure la limite de la performance. Certes, le processus est rusé, et se tient parfaitement sur le plan théorique. Mais l’exposition d’un théorème suffit-elle à susciter une émotion réelle sur la durée d’une représentation de quatre heures et demie ?

Malheureusement, pas vraiment. Le récit intime, tout sincère qu’il soit et malgré la qualité de son écriture, ne parvient toutefois pas à dépasser le niveau de l’expérience purement individuelle et anecdotique, à laquelle le spectateur assiste plus qu’il ne participe. Et la performance ne contrebalance pas ce sentiment. Car plus qu’un partage, c’est bien plutôt à une instrumentalisation de la situation de spectacle qu’il semble livré, tandis que l’artiste lui renvoie au visage la dimension putassière de son statut. Touche-moi, goûte-moi, exploite-moi : tu as tous les droits, puisque tu es mon public.

Ce pourrait être intéressant, si ce n’était pas gros comme une maison. Et, au final, si ennuyeux – sans compter que tout ça est du déjà-vu. Une impression sans doute renforcée par l’attitude du public de l’Échangeur de Bagnolet, qu’on peine à considérer comme un « vrai » public. Très franchement, quelle spectatrice normalement constituée irait se frotter langoureusement, puis rouler un énorme patin à un artiste dont le texte diffusé en fond sonore raconte l’enfance insouciante… tout en ayant vissé sur la tête le masque du père ? C’est bien simple, il ne s’agissait là que d’une tentative parfaitement déplacée d’attirer le projecteur à soi. Et c’en est un peu pitoyable. Seule réaction sincère de la soirée : cet homme parfaitement ivre qui, après plusieurs vodkas-fraise, s’est enfilé une bouteille de vin entière pendant « Taste Me », a mangé tous les mezze, pour au bout du compte demander les numéros de toutes les femmes assises à la même table que lui. Voilà, enfin, une véritable mise en situation, loin de la théorie, mais vraie. 

Marie Lobrichon


Pourama Pourama, de Gurshad Shaheman

Assistant mise en scène pour « Trade Me » : Anne‑Sophie Popon

Collaboration à la dramaturgie : Youness Anzane

Conception et interprétation : Gurshad Shaheman

Scénographie : Mathieu Lorry‑Dupuy

Assistants scénographie : Ava Rastegar et Julien Archieri

Coach mouvements : Olivier Muller

Création lumières et direction technique : Aline Jobert

Création sonore, enregistrement et mixage : Lucien Gaudion

Construction décor : Julien Archieri

Production déléguée : Les Bancs publics / Les Rencontres à l’échelle à Marseille

Coproduction Pôle arts de la scène – Friche la Belle-de-Mai, la Ferme du buisson, scène nationale de Marne-la‑Vallée. Ce projet a bénéficié d’une résidence d’écriture au Bazis en Ariège.

Remerciements : festival Z.O.A. (Paris), Sabrina Weldman

Coréalisation l’Échangeur – Cie Public chéri

L’Échangeur • 59, avenue du Général-de‑Gaulle • 93170 Bagnolet

Téléphone : 01 43 62 71 20

Du 15 au 23 avril 2016 les vendredi et samedi à 19 heures

Tarifs : 13 € et 10 €

Durée : 4 h 30 – 2 entractes et repas inclus

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