« Professor Bernhardi », d’Arthur Schnitzler, Théâtre national de Bretagne à Rennes

Professor Bernhardi © Arno Declair

Une fable politique très actuelle

Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups

Le Théâtre national de Bretagne donne enfin à voir au public français une grande version d’une des pièces les plus fameuses d’Arthur Schnitzler. L’évènement est d’autant plus remarquable que l’œuvre a une résonance tout à fait moderne pour ne pas dire immédiatement contemporaine.

L’Autrichien Arthur Schnitzler (1862-1931) écrit Professor Bernhardi en 1912. La pièce est montée la même année à Berlin, mais interdite en Autriche jusqu’à la fin de la Grande Guerre où elle est jouée avec un énorme succès. Le T.N.B. nous offre la première française.

Nous sommes en Autriche au début des années 1900, dans une clinique privée, l’Elisabethinum. Dans le service de médecine interne, dirigé par le Pr Bernhardi qui est aussi directeur de cet institut, une jeune fille est sur le point de mourir d’une septicémie consécutive à un avortement clandestin. Curieusement, elle est plongée dans une sorte d’euphorie : elle se croit guérie et imagine même que son bien-aimé vient la chercher. Averti par une sœur infirmière, un prêtre se présente pour lui administrer l’extrême-onction. Bernhardi lui refuse l’accès à la chambre : humainement et médicalement, il estime devoir protéger les derniers moments de bonheur et d’espoir de sa patiente. Animée par le Pr Ebenwald, sous-directeur de l’établissement, la cabale intestine ne tarde pas à enfler et à gagner le public, attisée par l’ambition d’Ebenwald et l’antisémitisme ambiant.

L’action se déroule devant un grand mur blanc évoquant l’asepsie d’un hôpital. Ce lieu est tour à tour le foyer du service de médecine interne, une salle de consultation puis de réunion, le salon de Bernhardi et le bureau d’un conseiller du ministre de la Santé, au gré des changements à vue de décor (de mobilier, surtout). L’usage discret et efficace de la vidéo nous montre d’autres lieux (la chambre de la mourante) ou des gros plans des personnages qui permettent de mieux saisir les expressions. Il faut louer le surtitrage de cette pièce jouée en allemand, généralement très proche de la parole, mais qui élimine tout ce qui est de l’ordre de la communication interpersonnelle pure pour se concentrer sur l’argumentation.

La progression de la gangrène antisémite

On comprend que Thomas Ostermeier, toujours passionné de théâtre politique, se soit intéressé à cette pièce qui aurait été inspirée à Schnitzler, lui‑même médecin, par les persécutions antisémites dont aurait été victime son propre père dans l’exercice de son métier de médecin.

Le directeur artistique de la Schaubühne de Berlin a quelque peu élagué le texte original pour concentrer l’action sur la peinture du milieu thérapeutique et la progression de la gangrène antisémite.

La vie d’un service médical, avec ses joies et ses soucis, ses mesquineries, ses rivalités, ancre la pièce dans le quotidien et produit un formidable effet de réel qui profite au sujet essentiel, la montée de l’antisémitisme et ses mécanismes. Ostermeier organise le texte de Schnitzler autour de quelques sommets dramatiques qui sont autant d’instants clefs dans le débat.

Par l’efficacité de sa mise en scène, il nous intègre constamment au cœur des discussions. L’affrontement entre Bernhardi et le père Reder devant la chambre de la mourante pose la question de la place accordée à la religion dans la société. Leur deuxième rencontre, après le procès, quand le curé reconnaît face au professeur qu’il a eu raison, humainement et médicalement, d’agir comme il l’a fait, pointe, elle, les dangers d’une instrumentalisation politique des conflits religieux. C’est particulièrement net lorsque, interrogé par Bernhardi sur les motifs pour lesquels il ne l’a pas dit au tribunal, Reder finit par déclarer qu’il « n’y a pas de Vérité plus haute que [son] Église ». La tentative d’Ebenwald de faire chanter ou de corrompre son directeur et rival montre les risques qui résultent d’une ambition professionnelle excessive qui ne recule devant aucun moyen. L’assemblée des membres de l’institut, qui est une réunion des chefs de service sous la présidence de Bernhardi, quand « l’affaire » a éclaté, jette un jour cru sur la difficulté de rester simplement honnête face à des individus malfaisants et déterminés. La double confrontation entre Bernhardi et son ex‑ami de jeunesse et collègue, le Pr Flint devenu ministre, pointe du doigt l’opportunisme qui guette les politiques. Ainsi, Flint justifie‑t‑il toutes ses palinodies avec cynisme en déclarant que « dans la vie publique, il y a plus important que de tenir parole ». La justice est déconsidérée par un premier procès inique, vicié par de faux témoignages, et son jugement rendu sous la pression d’une campagne de presse haineuse.

Chacune de ces scènes complète le tableau de la société dressé par Schnitzler et son réquisitoire contre ses maux. Néanmoins, il ne faudrait pas croire que Professor Bernhardi est une œuvre moralisatrice. Elle n’est pas manichéenne, et si le médecin a une haute conscience de son devoir et de son honneur, il ne se pose pas pour autant en héros. Chacun de nous est renvoyé à ses propres contradictions et aux choix qu’il ferait en pareille circonstance.

Par ailleurs, l’auteur et son metteur en scène ont su alléger le climat étouffant de la pièce par les interventions récurrentes du brave bougre qui n’est jamais du bon côté incarné par Hochroitzpointner, bien joué par Moritz Gottwald. L’ironie douce-amère de Bernhardi joue le même rôle ainsi que le personnage du journaliste crampon et le pragmatisme tranquillement cynique du conseiller ministériel Winkler.

Si toute la distribution est excellente, il faut distinguer, me semble‑t‑il, Hans‑Jochen Wagner qui incarne avec beaucoup de présence la capacité du Pr Flint à retomber sur ses pieds, mélange plus ou moins sincère de mauvaise conscience et de rouerie. Sebastian Schwarz est un salaud pépère qui abandonne uniquement son flegme quand il voit qu’il risque de tout perdre après avoir cru tout gagner. Mais la palme revient sans conteste à Jörg Hartmann qui est un Bernhardi empli de force tranquille, sans forfanterie, un honnête homme dans toute son acception, mais qui n’en tire nulle gloriole. 

Jean-François Picaut


Professor Bernhardi, d’Arthur Schnitzler

Spectacle en allemand surtitré en français

Première française

Mise en scène : Thomas Ostermeier

Avec : Jörg Hartmann (Pr Bernhardi), Sebastian Schwarz (Pr Ebenwald), Thomas Bading (Dr Cyprian), Robert Beyer (Dr Pflugfelder), Konrad Singer(Dr Filitz), Johannes Flaschberger (Dr Tugendvetter), Lukas Turtur (Dr Löwenstein), David Ruland (Dr Schreimann / Kulka, un jounaliste), Eva Meckbach (Dr Adler), Damir Avdic (Dr Oskar Bernhardi), Veronika Bachfischer (Dr Wenger / infirmière), Moritz Gottwald (Hochroitzpointner), Hans‑Jochen Wagner (Pr Flint, ministre), Christoph Gawenda (conseiller du ministre / Dr Winkler), Laurenz Laufenberg (Franz Reder, curé)

Dramaturgie : Florian Borchmeyer

Scénographie : Jan Pappelbaum

Costumes : Nina Wetzel

Production : Schaubühne am Lehniner Platz, Berlin

Photo : © Arno Declair

Théâtre national de Bretagne • salle Vilar • 1, rue Saint‑Hélier • 35000 Rennes

Réservations : 02 99 31 12 31

www.t-n-b.fr

Du 5 au 7 janvier 2017 à 20 heures, sauf le samedi à 15 h 30

Durée : 2 h 45

26,5 € | 17 € | 13 € | 11 €

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