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« Que haré yo con esta espada ? [Que ferai‑je, moi, de cette épée ?] », d’Angélica Liddell, cloître des Carmes à Avignon

Que haré yo con esta espada ? © Christophe Raynaud de Lage

De la catharsis à l’exorcisme

Par Maud Sérusclat‑Natale
Les Trois Coups

Angélica Liddell explore dans son travail l’inexplicable et l’inexprimable. Artiste hybride et troublante, presque sorcière, elle revient à Avignon avec « Que haré yo con esta espada ? » une performance qui confine à la cérémonie et qui frappe, convoquant le Beau et le Mal cinq heures durant.

Avant même que cela ne commence, un surtitre extrait de De la France de Cioran, nous prévient : « La France est le pays de la perfection étroite […] étrangère aux symboles puissants de la désespérance ou aux dons impétueux de l’exclamation. ». Des créatures divines apparaissent et nous saluent, en se dénudant. Descendre du céleste et revenir à la Nature, voilà en quoi va consister la cérémonie, donc. Puis, elle entre. Cioran mais aussi Höderlin, Nietzsche et Carlo Gesualdo sous la peau, elle investit un plateau presque vide, recouvert de bleu étoilé. Mystérieuse cosmogonie. Sa robe en lamé doré scintille, sa voix rauque inonde le gradin et le mistral se lève. La sorcière solaire est dans la place. Elle crie, invoque les diables et réclame d’être l’élue d’un fou. Qu’il la transporte dans les montagnes, « elle ne sent rien au paradis ». Elle s’expose et se livre à un rituel de purification qui consiste à se laver « el coño » (le con) et à attendre, là, qu’on la dévore enfin, qu’on la rende à la vérité de sa Nature. Ses voyelles éclatent, explosent. Angélica Liddell sera la destructrice, et nous serons les assassins, elle explorera cette nuit la violence essentielle qui nous fonde et qui nous aveugle déjà. La représentation sera donc, on l’espère, cathartique, à moins qu’elle ne soit totalement diabolique, comme on peut le craindre et le désirer tout à la fois. « Tengo poderes » (j’ai des pouvoirs) sussure‑t‑elle avant de quitter la scène.

« Au commencement, on n’embrassait pas, on mordait »

Pour mettre au plateau son texte sublime publié aux Solitaires intempestifs, texte qu’elle a écrit alors qu’elle était profondément troublée par la violence d’Issei Sagawa, célèbre cannibale japonais, et par le bain de sang des attentats de Paris en novembre dernier, Angélica Liddell a choisi de nous faire vivre une sorte de second voyage, superposé au premier, entre Tokyo et Paris. Cela consiste à alterner des suites de tableaux, d’ambiances sonores et visuelles aussi fascinantes qu’inquiétantes. Des danseurs japonais aux corps élastiques et presque désarticulés ou détachés d’eux-mêmes, marionnettiques, rejoignent huit jeunes filles blondes et nues, à la peau diaphane et lisse, aux enveloppes sveltes et sucrés, des vestales à dévorer. Jusque‑là tout va bien, ou presque. On ne s’attardera pas sur le côté provocant, provocateur et trash de tous ces corps mis à nu sous le vent, exposés sous toutes les coutures, profondément et violemment jetés sous nos yeux. On a du mal à les voir ainsi déployés, tels que la nature pourtant les a conçus, parce que la culture les avait revêtus, parce que la Loi l’avait interdit. Le sous‑titre de la pièce prend tout son sens « Approche de la Loi et du problème de la Beauté ». Nous sommes mordus par le désir et par l’interdit, prisonniers presque de cette impasse ontologique dans laquelle nous a précipités le destin. Soit.

Cela se complique quand deux aquariums investissent le plateau, quand des têtes de poissons sont livrées en offrande aux danseurs, quand leurs corps sont soudain enchaînés ou électrisés, quand on entend leur bruit sourd qui claque sur le sol. Ils tremblent, tressautent, meurent presque. Comme si cela ne suffisait pas, des poulpes aux tentacules roses et gluants les rejoignent à leur tour. Les filles s’en saisissent, les triturent, les embrassent, les dévorent et les répandent. Elles deviennent ensanglantées et frissonnantes. On voit bien l’idée et le symbole : la mythologie, les Gorgones, Méduse notamment. Éventrer le désir maléfique, ce que la Loi exige, ce que la Nature ne permet pas toujours. Le problème, c’est que c’est long. Très long. Avant le premier entracte, on tourne déjà en rond, une vague envie de soupirer se fait sentir, ou pire, de sourire. On veut que ça s’arrête et on s’offrirait presque en sacrifice pour cela.

Mais c’est par l’épuisement qu’il faut passer : on va découvrir sa vertu heuristique. On peut partir à deux reprises. C’est tentant, mais je crois qu’il faut rester. Liddell la fiera (« la bête sauvage ») nous laissera exsangues, estan hartos (« vous êtes lessivés ») crie-t-elle presque en transe, elle n’en a pas fini avec nous et s’apprête à nous achever. Que fera-t‑elle avec son épée ? Après nous avoir lavés d’abord de nos bons sentiments, elle nous fera rejaillir le souvenir de la férocité de nos amours quand on se sent menacé, puis tuera nos consciences de « marionnettes politiques ». Elle nous torturera pour que nos corps réussissent enfin « à murmurer à nos âmes », parce que pour elle « la sincérité est une forme de barbarie » et parce qu’elle ne fera jamais partie de « l’école de la limite ». On en sort courbatu, confus, moite et glacé, mais sans doute exorcisé.  Et si l’explosion d’images et de cris épuise à la longue, si le rythme est certainement à retravailler, l’incroyable puissance de ce texte enragé, le furieux charisme de cette indescriptible femme qui habite monstrueusement le cloître des Carmes ne s’efface pas. Il laisse une indélébile empreinte, finalement porteuse d’espoir : No hay que iluminar las noches, sino las mañanas (« Il ne faut pas éclairer nos nuits mais nos matins »). 

Maud Sérusclat‑Natale


Que haré yo con esta espada ? (Que ferai‑je, moi, de cette épée ?), d’Angélica Liddell

Mise en scène, scénographie et costumes : Angélica Liddell

Avec : Victoria Aime, Louise Arcangioli, Alain Bressand, Paola Cabello Schoenmakers, Sarah Cabello Schoenmakers, Lola Cordón, Marie Delgado Trujillo, Greta García, Masaroni Kikuzawa, Angélica Liddell, Gumersindo Puche, Estibalíz Racionero Balsera, Ichiro Sugae, Kazan Tachimoto, Irie Taira, Lucía Yenes et Stella Höttler

Le chœur : Clara Penalva, Clémence Millet‑Cayla, Julie Roset, Raphaël Vaivre et Adrien Djouadou

Lumière : Carlos Marquerie

Assistanat lumière : Octavio Gómez

Masques : Carlos Luaces

Accessoires : Monica Canete

Son et vidéo : Antonio Navarro

Construction du décor : Alfonso Cogollo

Cloître des Carmes • place des Carmes • Avignon

Les 7, 8, 10, 11, 12 et 13 juillet à 22 heures

Durée : 5 heures

De 10 € à 28 €

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