« Retour à Reims », par la compagnie Anima motrix, Théâtre de la Verrière à Lille

« Retour à Reims » © Simon Gosselin

Pour en finir
avec la honte

Par Sarah Elghazi
Les Trois Coups

Après sa création et son triomphe au Festival d’Avignon 2014, « Retour à Reims » revient en ce triste mois de janvier sur les terres de la compagnie Anima motrix, au Théâtre de la Verrière à Lille. Spectacle aussi exigeant qu’émouvant, la force des mots, la simplicité et la sincérité de l’interprétation y font plus que jamais sens, face à une actualité qui nous laisse à genoux.

Au cœur de ces jours de drame et de fouillis, « il est plus que jamais important de continuer à défendre une pensée complexe ». Les mots du metteur en scène Laurent Hatat, qui concluent avec simplicité le spectacle, font écho à ceux de Didier Éribon qui, sans fausse pudeur ni manichéisme, avec toute la dureté d’un regard entier et sincère, se force dans Retour à Reims à une marche arrière bouleversante vers ses propres origines.

Philosophe et sociologue issu « de prolos rémois », Didier Éribon publie en 2009 ce texte hybride, à mi-chemin entre le récit et l’essai, et où il s’impose d’être le sujet d’analyse principale. Retour à Reims commence lorsque l’auteur revient vers une famille sur laquelle il a tiré un trait depuis près de trente ans. Il s’oblige, dans un cheminement géographique mais aussi mental et politique, à regarder en face une mémoire intime et une part d’identité niées, en réinterprétant chaque pas d’une (dé)construction sociale jusque-là jamais abordée dans ses écrits.

Le spectacle met en scène ce retour sous la forme d’un dialogue tout en tensions entre le narrateur et sa mère, qui se retrouve veuve après la mort d’un père détesté. Tout les oppose, à commencer par leur contenance ; la mère se noue et reproduit sur scène les gestes quotidiens, répétitifs et domestiques effectués toute sa vie, le fils s’arc-boute au savoir qui l’a sauvé et à sa résilience culturelle et politique d’enfant gay écrasé par une homophobie familiale latente. « Je suis le produit de l’injure. […] Pour m’inventer, je devais avant tout me dissocier », avoue-t-il ; se distancer pour s’inventer une nouvelle naissance plus légitime, loin des violences, de l’ignorance et de la honte, une identité choisie qui rappelle la trajectoire d’Annie Ernaux, fille d’épiciers normands devenue agrégée de lettres et auteur de la Place, étude autobiographique de sa « trahison de classe ».

Brisure consciente, délibérée et peut-être irréparable

La belle et poignante scène introductive où, à genoux, la mère et le fils compulsent des photos de famille que lui ne reconnaît pas, dit tout de cette brisure consciente, délibérée et peut-être irréparable. Dans l’observation des images des siens, au-delà d’une mémoire absente, l’auteur ne voit pas les individus avec lesquels il a grandi, mais les manifestations lucides ou non de leurs souffrances, joies ou habitudes de classe, qui lui sont aussi étrangères que s’il les découvrait pour la première fois. Tout un « habitus » social – pour reprendre la théorie de Bourdieu dont la pensée accompagne le texte –, qu’il a choisi d’extirper de lui-même, au prix d’un éloignement sans retour.

Sans complaisance aucune, Retour à Reims est autant une réflexion intime qu’une fresque familiale, qui redessine aussi les frontières mouvantes de notre époque politique. De retour en terre prolétaire, le fils prodigue, passé miraculeusement du côté de la bourgeoisie intellectuelle et militante, est frappé par la perte d’un idéal collectif, et ausculte horrifié une société au bord du basculement identitaire, matérialisé par le vote « de protestation » au Front national. C’est la mère qui se retrouve porteuse de ces paroles haineuses, la mère qui n’eut que la vie de travail, de soumission, de frustration à laquelle la vouait sa naissance. Tragique constat d’échec et d’abandon d’un fils vis-à-vis de sa mère, d’un système éducatif qui trie et qui broie ses enfants, d’un pays et d’une société envers une partie d’elle-même.

L’individu ne peut-il qu’abdiquer, les familles se fracasser contre la violence du monde social ? Si la trajectoire de l’auteur prouve le contraire, elle ne serait peut-être que l’exception qui confirme la règle… Face à cela, l’urgence de se redéfinir, de s’envisager comme sujet de rapports de domination sociaux complexes, comprendre ce qui nous éloigne les uns des autres pour mieux nous rassembler semble être la seule option viable. C’est le sens de la rhétorique du fils à sa mère, de l’affection butée et maladroite de la mère à son fils – formidables Antoine Mathieu et Sylvie Debrun : une tentative de compréhension de l’autre, de reprise en main d’un destin individuel. Le tableau d’un amour en miettes qu’ils s’efforcent de reconstituer. 

Sarah Elghazi

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Retour à Reims, par la Cie Anima motrix

D’après l’essai de Didier Éribon, publié aux éditions Fayard

Adaptation et mise en scène : Laurent Hatat

Avec : Sylvie Debrun et Antoine Mathieu

Collaboration dramaturgique : Laurent Caillon

Création lumière et régie générale : Anna Sauvage

Création son : Antoine Reibre

Photo : © Simon Gosselin

Production : Véronique Felenbok, Clémentine Marin

Avec le soutien du ministère de la Culture – D.R.A.C. Nord – Pas-de-Calais, de la région Nord – Pas-de-Calais et de la Maison des métallos, Paris

Théâtre de la Verrière • 28, rue Alphonse-Mercier • 59800 Lille

Réservations : 03 20 54 96 75 ou resa@verriere.org

Du 7 au 10 janvier 2015 à 20 h 30, sauf le jeudi et le samedi à 19 heures

Durée : 1 h 10

15 € | 11 € | 8 € | 5 €

Le spectacle sera à la Maison des métallos (Paris) du 3 au 22 février 2015

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