« Rhinocéros », d’Eugène Ionesco, Théâtre de la Ville, 13ème Art à Paris

« Rhinocéros » d’Emmanuel Demarcy-Mota © Jean-Louis Fernandez

De la rhinocérite dans l’air

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Après une tournée dans quatorze pays et plusieurs reprises au Théâtre de la Ville, le « Rhinocéros » d’Emmanuel Demarcy-Mota, créé en 2004, fait encore grand bruit. Il cherche à détruire nos tendances moutonnes…

Cette reprise exceptionnelle du drame engagé de Ionesco au 13e Art s’accompagne d’ateliers divers qui vont à la rencontre des publics potentiels de l’arrondissement. En cette période sensible, le metteur en scène et directeur du théâtre souligne la nécessité « du partage et de l’écoute » : ces échanges et « Consultations poétiques » en amont et en aval du spectacle constituent un modeste remède à la rhinocérite ambiante.

La pièce, créée en 1959 à l’Odéon, est conçue par l’auteur à une époque où ses amis sont en pleine dérive fasciste en Roumanie, dans les années 30. Les trois actes, d’une redoutable efficacité, mettent en exergue l’effondrement progressif des liens humains dans une petite ville française, en pleine crise morale. Tous les habitants (sauf un) se métamorphosent en bêtes, consciemment ou non, sans obéir à un dictateur identifiable et nommé. La loi de la jungle se substitue à un humanisme « périmé ».

Un dimanche matin, sur la terrasse d’un café, au moment de l’apéritif, un vrai rhinocéros surgit et sème la pagaille. Puis un second. Ont-ils une ou deux cornes, ces animaux appelés « licornes » par Marco Polo ? Et d’où viennent-ils : d’Asie ou d’Afrique ? Sont-ils « jaunes » ou « écarlates » ? Ces questions agitent un chœur de personnages falots et opposent les deux amis, Béranger et Jean. L’évocation de la province, où les animaux ont été éradiqués en raison de la peste, où les nomades ont été expulsés, donne un contexte (affreusement actuel) à cette peur de l’Autre – animal coloré venu d’ailleurs.

Le lendemain, au bureau, les employés s’interrogent sur la réalité de l’événement : propagande, fake news, dirait-on aujourd’hui ? Béranger et la collègue, dont il est amoureux, Daisy, témoignent pourtant de ce qu’ils ont vu. Mais comment distinguer le fait, le savoir et la croyance ? Madame Bœuf fait alors irruption dans ce lieu plein de mâles en rut agressant leurs collaboratrices, dirigé par un roi-singe tyrannique, ironiquement nommé monsieur Papillon. Elle annonce que son époux, employé du bureau, a été transformé en pachyderme. Ébranlement. L’immeuble est alors éventré par la bête et la scénographie nous permet de revivre l’effondrement des Tours jumelles du 11 septembre.

Les employés ne résistent guère à l’envie de rejoindre la meute grossissante et décomplexée des rhinocéros – symboles fantasmatiques de la sauvagerie humaine. Dans le dernier acte, enfin, c’est au tour de Jean et de Daisy, les intimes de Béranger, de « changer de peau », de rejoindre les nouveaux « dieux ».

« Je ne capitule pas »

Rhinocéros
dénonce bien sûr la contagion idéologique : fascisme, nazisme, stalinisme, au moment de l’écriture ; nationalisme, racisme et effets de mode, qui semblent malheureusement intemporels… La déshumanisation, ainsi mise à jour, aboutit au dérèglement du langage et au néant. Ionesco s’en prend aux mots du quotidien, à ce langage flétri, désincarné, mécanisé et civilisé, qu’il se plaît à démonter par l’absurde. La vigueur de son humour fonctionne toujours, surtout dans la séquence chorale et mouvementée du bureau. Mais la solitude et la destruction menacent et culminent à la fin.

Béranger, seul rescapé de la rhinocérite, est condamné à se retirer du monde pour survivre. Impuissant, proche de « l’homme sans qualités » que dépeint Musil dans son roman, il nous ressemble. Voilà pourquoi il ne séduit pas certains jeunes, croisés à la sortie de la représentation : ce n’est pas un héros, il ne donne pas envie de s’identifier (contrairement à Greta Thunberg, par exemple)… Mais méfions-nous des idoles, d’où qu’elles viennent, et résistons. Comme Béranger, comme d’autres individus peut-être anonymes, tâchons de ne pas capituler, rappelle Ionesco.

« Rhinocéros » d’Emmanuel Demarcy-Mota © Jean-Louis Fernandez
« Rhinocéros » d’Emmanuel Demarcy-Mota © Jean-Louis Fernandez

On comprend qu’Emmanuel Demarcy-Mota lise et relise un texte qui recèle, décidément, une telle modernité. La mise en scène, qui a peu bougé depuis 2011, parvient aisément à actualiser le thème de la déshumanisation.

La scénographie met l’accent sur l’opposition entre la foule et l’individu : dans le premier acte, de nombreuses chaises peuplent le plateau, peuplent le vide. Cette prolifération d’objets matériels (qui fait écho à la pièce les Chaises) dénonce la société de consommation et annonce la transformation de l’homme en monstre. Dans cette séquence collective parfaitement orchestrée, les personnages sont violentés, déplacés, par un rhinocéros invisible, par des jets de lumière, bref par une force qui les dépasse. Comme les populations qui subissent une catastrophe naturelle…

Les déplacements, très chorégraphiés, très rythmés, insistent, tout autant que les dialogues, sur la mécanisation absurde qui affecte tout le monde. La séquence des fonctionnaires au bureau nous plonge dans un univers plus fantaisiste et insensé encore. Yves Collet a conçu un décor à la fois contemporain et kafkaïen : un jeu de construction qui se tord comme un Lego, prêt à s’effondrer. Là encore, le travail de groupe est réglé au millimètre et le ballet comique des corps et des mots met l’accent sur le travail à la chaîne, les rapports hiérarchiques déréglés, les échanges stéréotypés, le harcèlement des femmes. L’atmosphère, d’une « inquiétante étrangeté », mêle des éléments réalistes et familiers à des éléments qui deviennent fantastiques (les masques sublimes et géants des rhinocéros, la lumière et l’univers sonore).

Le jeu remarquable des comédiens, notamment Hugues Quester, dans le rôle de Jean, et Serge Maggiani, dans celui de Béranger, participe de cette tonalité puissante. Une autre trouvaille du metteur en scène est d’avoir encadré ces tableaux collectifs (qui recèlent quelques longueurs) de monologues qui insistent sur la séparation entre les êtres  : leurs désirs d’être à la fois singuliers et « comme les autres ». Le prologue, notamment, est constitué d’extraits de l’unique roman d’Ionesco, Le Solitaire. Béranger, en bord de plateau, partage avec le public son angoisse existentielle face au néant : « J’étais jeté dans le monde et j’en prenais conscience comme pour la première fois… C’est comme si on se retrouvait au spectacle… Entouré par le monde mais pas au monde. ».

Gageons que la pièce, que l’art, éveillent nos consciences, et nous rendent, nous aussi, plus présents. 

Lorène de Bonnay


Rhinocéros, d’Eugène Ionesco

Mise en scène : Emmanuel Demarcy-Mota

Avec : Serge Maggiani, Hugues Quester, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Charles-Roger Bour, Jauris Casanova, Sandra Faure, Gaëlle Guillou, Sarah Karbasnikoff, Stephane Krähenbühl, Gérald Maillet, Walter N’Guyen, Pascal Vuillemot

Photo : © Jean-Louis Fernandez

Théâtre de la Ville hors les murs – 13ème Art • Place d’Italie • 75013 Paris

Réservations : 01 42 74 22 77

Du 29 janvier au 8 février 2020 à 20 heures 30, relâche le dimanche

De 10 € à 32 €


À découvrir sur Les Trois Coups :

Entretien avec Emmanuel Demarcy-Mota, par Rodolphe Fouano

Ionesco suite, par Jean-François Picaut

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