« Rhinocéros », d’Eugène Ionesco, Théâtre de la Ville à Paris

« Rhinocéros » © Michel Chassat

Quelle actualité
pour la rhinocérite ?

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Emmanuel Demarcy-Mota offre une nouvelle mise en scène de « Rhinocéros » d’Eugène Ionesco, sept ans après sa création au Théâtre de la Ville, avec les mêmes comédiens. Entretemps, il a monté « Casimir et Caroline » d’Horváth et « Homme pour homme » de Brecht. Autant de pièces qui traitent d’individus en prise avec une histoire collective et transformé par elle. Dans cette reprise, le but est de creuser dans les possibles du texte et d’en faire jaillir ce qu’il contient de plus actuel : « des questions pour demain ». Un pari relativement réussi.

Rhinocéros est une parabole, une allégorie publiée en 1959, mais conçue par l’auteur à une époque où ses amis sont en pleine dérive fasciste en Roumanie. Cette pièce en trois actes met en scène des personnages dans une petite ville française, qui se transforment en bêtes, consciemment ou non, sans obéir à un dictateur identifiable et nommé. Tout commence un dimanche matin, sur la terrasse d’un café, au moment de l’apéritif. Un vrai rhinocéros surgit et sème la pagaille. Puis un second. Ont-ils une ou deux cornes ? Telle est la question, se demande un chœur de personnages falots. Le lendemain, au bureau, Madame Bœuf annonce que son époux a été transformé en pachyderme. Puis c’est au tour de Jean, l’ami du marginal Béranger, de « changer de peau ». La rhinocérite contamine ainsi tout le monde, excepté Béranger – antihéros impuissant, condamné à se retirer du monde pour survivre, même s’il « ne capitule pas ». À la fin, les rhinocéros sont devenus les nouvelles idoles, des « dieux » dit Daisy (l’amoureuse de Béranger, qui elle aussi succombe à la monstruosité). Pourtant, que sont-ils d’autre que des mythes, des symboles fantasmatiques de la sauvagerie humaine ? Quant à la maladie de la rhinocérite, elle est le versant physique de la contagion idéologique (idées bourgeoises, progressistes, collectives, sectaires que rejettent Ionesco), un symbole du fanatisme (nazisme, marxisme, capitalisme), une métaphore de la déshumanisation qui provoque d’abord le dérèglement du langage.

Rhinocéros s’en prend en effet aux mots du quotidien, à ce langage flétri, désincarné, mécanisé et civilisé, qu’il se plaît à démonter par l’absurde. Le discours du « Logicien professionnel » est à ce titre exemplaire : il emporte l’adhésion d’un « Vieux Monsieur » à l’aide de syllogismes fallacieux comme « Tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc, Socrate est un chat » ! Ionesco critique ici la séduction des « intellectuels, idéologues et demi-intellectuels à la page », l’esprit sectaire qui fait écran à la réalité – et notamment à l’amitié –, et le règne de l’opinion. On le voit dans le débat qui suit l’irruption du rhinocéros dans la foule : est-il blanc, noir, d’Afrique, de Java, de Sumatra, biscornu ? Chacun a son idée, mais personne ne consulte de dictionnaire pour vérifier…

On comprend que Demarcy-Mota lise et relise un texte qui recèle, sous certains aspects, une telle modernité. Sa re-création s’attache bien à éclairer et actualiser le thème de la déshumanisation. Les deux grandes séquences de groupe, dans le bar et au bureau, le prouvent. Dans la première, la scénographie met l’accent sur la solitude humaine puisque de nombreuses chaises peuplent le plateau (peuplent le vide). Cette prolifération d’objets matériels (qui fait évidemment écho à la pièce les Chaises) annonce la transformation de l’homme en monstre. Dans cette scène parfaitement orchestrée, les personnages sont violentés, déplacés, par un rhinocéros invisible, par des jets de lumière, bref par une force qui les dépasse. Comme les populations qui subissent une catastrophe naturelle… Les déplacements, très chorégraphiés, très rythmés, insistent, tout autant que les dialogues, sur la mécanisation absurde qui affecte tout le monde. La séquence des fonctionnaires au bureau nous plonge dans le monde encore plus absurde de la communication. Yves Collet a conçu un décor à la fois contemporain et kafkaïen : un jeu de construction qui se tord comme un Lego, prêt à s’effondrer. Là encore, le travail de groupe est réglé au millimètre et le ballet comique des corps et des mots met l’accent sur le travail à la chaîne, les rapports hiérarchiques et les échanges stéréotypés.

Résister à à l’hystérisation collective

La grande trouvaille du metteur en scène est d’avoir encadré ces deux tableaux collectifs de monologues qui insistent sur la séparation entre les êtres. À commencer par le prologue constitué d’extraits du roman d’Ionesco intitulé Solitaire. Béranger s’avance en bord de plateau et évoque son angoisse existentielle face au néant : « J’étais jeté dans le monde et j’en prenais conscience comme pour la première fois… C’est comme si on se retrouvait au spectacle… Entouré par le monde mais pas au monde. ». Cette voix plus intime apporte un nouvel éclairage à la pièce et questionne la possibilité ou non de s’inscrire dans le monde, dans la société, tout en résistant à l’hystérisation collective. Le monologue final de Béranger donne une réponse optimiste mais fragile : le héros est tenté de suivre Daisy et les autres rhinocéros, mais un sursaut d’humanité (ou d’humanisme) lui fait s’exclamer : « Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier Homme. Je ne capitule pas. ».

Cette nouvelle mise en scène parvient aussi à créer une atmosphère d’une « inquiétante étrangeté », mêlant des éléments réalistes et familiers et des éléments fantastiques (la vidéo qui montre les rhinocéros, le jeu des lumières et la musique). Le jeu remarquable des comédiens, notamment Hugues Quester dans le rôle de Jean et Serge Maggiani dans celui de Béranger, participe de cette tonalité très intéressante.

Malgré tout cela, le spectacle contient des longueurs et le texte d’Ionesco reste historiquement très marqué – quels que soient ses échos au monde présent. La question de la sauvagerie humaine date un peu et est plutôt remplacée aujourd’hui par celle de l’Homme machine (qu’Olivier Cadiot vient d’explorer dans Un mage en été, par exemple). Le langage de l’absurde, aussi, est daté. Ionesco n’est pas Beckett. Bref, quelque chose gêne le spectateur, irrémédiablement confronté dans cette talenteuse re-création à un monde d’hier (celui du fascisme, celui de l’existentialisme, celui de l’absurde). 

Lorène de Bonnay


Rhinocéros, d’Eugène Ionesco

http://www.theatredelaville-paris.com

Mise en scène : Emmanuel Demarcy-Mota

Assistant à la mise en scène : Christophe Lemaire

Avec : Serge Maggiani, Hugues Quester, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Charles‑Roger Bour, Jauris Casanova, Sandra Faure, Gaëlle Guillou, Sarah Karbasnikoff, Stephane Krähenbühl, Gérald Maillet, Walter N’Guyen, Pascal Vuillemot

Collaboration artistique : François Regnault

Sénographie et lumières : Yves Collet

Collaboration lumières : Nicolas Bats

Musique : Jefferson Lembeye

Costumes : Corinne Baudelot, assistée d’Élisabeth Cerqueira

Maquillages : Catherine Nicolas

Accessoires : Clémentine Aguettant

Conseillère littéraire : Marie-Amélie Robillard

Photo : © Michel Chassat

Théâtre de la Ville • 2, place du Chatelet • 75004 Paris

Réservations : 01 42 74 22 77

Du 29 avril au 14 mai 2011 à 20 h 30, relâche le dimanche (et le lundi 9 mai 2011)

Durée : 1 h 45

24 € | 18 € | 13 €

Tournée

– 19 et 20 mai 2011, Scène nationale, Sète

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