« Tabac rouge », de James Thierrée, Théâtre de la Ville à Paris

Tabac rouge © Richard Haughton

Au bord de l’ivresse

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

James Thierrée présente son nouveau spectacle sur la scène parisienne du Théâtre de la Ville : « Tabac rouge », un « chorédrame » interprété par un acteur, Denis Lavant, ainsi que des danseurs et contorsionnistes. Celui que René de Obaldia a surnommé « l’Enchanteur » nous entraîne cette fois dans une machinerie fantasmagorique à la fois inquiétante et dionysiaque.

Tabac rouge débute par un enfumage : un personnage s’amuse avec sa cigarette puis fait un gros nuage qui produit une sorte de big bang. La musique cesse, et tout commence. « Et le monde fut ». « Dieu est un fumeur *… ». Les parentés entre cette création et celle du dernier spectacle en solo de Thierrée (Raoul) sont profondes. Mais cette fois, ce n’est plus le double de l’artiste qui se meut près d’un tipi composé de câbles, entouré d’un bestiaire imaginaire, avant de s’envoler tel un ange. C’est un roi démiurge au costume élimé et sale « qui se meurt » (joué par Denis Lavant) face à une terrible machine miroitante et des créatures dansantes soumises.

Une fois né, ce monde se présente comme une suite de séquences complexes et foisonnantes, s’articulant selon une logique onirique. L’immense machine, une paroi faite de métal, de miroirs, de tubes et de câbles, s’avance sur la scène et ne cesse de bouger. Puis le roi entre, donne des clés à l’un de ses sujets vêtu comme un majordome ou un Monsieur Loyal dépareillé (il s’agit du fumeur initial), s’assoit sur un grand fauteuil à roulettes, écoute de la musique. Un groupe de femmes vient danser, se désarticuler sous ses yeux désabusés. Une créature nattée et couronnée d’un abat-jour en forme de chapeau chinois tire un chariot de bric-à-brac. Ainsi, les corps et les objets hétérogènes envahissent-ils l’espace scénique.

On peine un moment à trouver un fil dans cet univers sombre, décousu, fait de faux-semblants, changeant, où l’humain et la machine tantôt se heurtent, tantôt fusionnent. La scénographie fascine et inquiète, car elle immerge le spectateur dans une vaste horlogerie (métaphore du monde) ou machinerie (au sens aussi théâtral). Celle-ci est constituée de l’étrange paroi évoquée plus haut, du fauteuil, d’un bureau, d’un échafaudage, de diverses lampes et projecteurs, de miroirs mouvants sur le sol et au plafond qui déforment les êtres (y compris le public) et démultiplient les points de vue. Sans parler du fatras d’objets d’époques différentes – machine à coudre, instruments, tiroirs, horloges – qui s’amoncellent et emprisonnent les personnages. Les lumières blanches ou orange soulignent les jeux de mime, les mouvements des corps dans chaque saynète, tout en donnant une « couleur » plus générale à cette création : à la fois noire et rutilante, où la nuit abat le jour (le mot « abat-jour » a d’ailleurs donné, par anagramme, le titre Tabac rouge).

Le chorédrame, un terrain d’expérimentations

Des drames pleins d’humour et d’émotion se jouent, dans cet univers quelque peu déshumanisé et métallique. Ils allient les langages de la danse, du théâtre, du mime et du cirque. Le roi tape par exemple un texte qu’il froisse, mâche, déchire et qui sera recousu, tandis qu’une danseuse mime le papier froissé avec son corps. Les créatures, très charnelles, semblent ainsi connectées à l’esprit du tyran, interprété par un Denis Lavant inspiré, expressif et muet. Les corps des danseurs acrobates deviennent tour à tour des instruments de musique, du papier, une lampe, un appareil photo, une machine câblée, une sirène : les artistes parviennent à conférer grâce, beauté et émotion (comique ou pathétique) à leurs exploits et contorsions physiques, ainsi que le souhaitait James Thierrée, qui expérimente davantage la danse dans ce spectacle.

Le talent et les performances des interprètes ont beau être indéniables, le spectateur se perd longtemps dans ce face-à-face entre le roi, son décor de machines (reflet de son esprit) et ses créatures. La complexité et le foisonnement d’images, d’idées, déroutent. L’émotion peine à s’épanouir, contrariée. Pendant toute une partie du spectacle, c’est surtout la musique, superbement composée ou arrangée, de Matthieu Chédid qui crée des ponts entre les émotions ressenties et agrandit le plaisir. Jusqu’au moment où une métamorphose s’accomplit et donne sens à l’ensemble. Les créatures se rebellent, poussées malgré elles par un roi très shakespearien, mécontent de son reflet dans le miroir et lassé du pouvoir. Le roi Lavant accomplit un tour de force en éructant son unique discours dans une langue inconnue où l’on croit discerner le mot « soleil ». Les créatures se transforment alors en sirènes, en oiseaux noirs. On assiste à une sorte de transe du clan autour de la machine miroitante, devenue un astre tournant truffé de miroirs brisés : on célèbre avec une joie dionysiaque le totem bientôt abattu ; et le roi finit englouti. Le spectateur, transporté, se trouve conquis par cette création poétique, ouverte, pleine de références culturelles et néanmoins singulière. Là seulement, il peut dire comme Gainsbourg dans sa chanson que « la fumée [de Thierrée] envoie au paradis »… 

Lorène de Bonnay

* Chanson de Serge Gainsbourg.


Tabac rouge, de James Thierrée

Cie du Hanneton

Site : http://www.compagnieduhanneton.com

Mise en scène, scénographie, chorégraphie : James Thierrée

Avec : Denis Lavant, Anna Calsina Forrellad, Noémie Ettlin, Namkyung Kim, Matina Kokolaki, Valérie Doucet, Piergiorgio Milano, Thi Mai‑nguyen, Ioulia Plotnikova, Manuel Rodriguez

Costumes : Victoria Thierrée

Combustions soniques : Matthieu Chédid

Régie lumière : Bastien Courthieu

Régie plateau : Anthony Nicolas, Fabrice Henches, Gerd Walter

Son : Thomas Delot

Construction : Anthony Nicolas, Fabrice Henches, Gerd Walter, Thomas Delot et les ateliers du Théâtre Vidy-Lausanne

Assistante à la mise en scène : Sidonie Pigeon

Assistantes à la chorégraphie : Kaori Ito, Marion Lévy

Habilleuses accessoiristes : Danièle Gagliardo ou Sabine Schlemmer

Production et administration : Emmanuelle Taccard, Nathalie Hébert

Confections et fabrications : Monika Schwarzl, Victoria Thierrée, Marie Rossetti, Sabine Schlemmer, Laura Léonard

Photo : © Richard Haughton

Théâtre de la Ville • 2, place du Châtelet • 75004 Paris

Métro : Châtelet

Réservations : 01 42 74 22 77

Site du théâtre : http://www.theatredelaville-paris.com

Du 25 juin au 8 juillet 2013, du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 17 heures

Durée : 1 h 30

35 € | 26 € | 11 €

Tournée 2013 :

  • Les 4 et 5 octobre 2013 : Le Creusot, l’Arc
  • Les 8 et 9 octobre 2013 : Mâcon, scène nationale
  • Les 12 et 13 octobre 2013 : Nevers, maison de la culture de Nevers
  • Du 18 au 20 octobre 2013 : Rueil-Malmaison, Théâtre André‑Malraux
  • Du 14 au 15 novembre 2013 : Valence, la Comédie de Valence
  • Du 14 au 15 décembre 2013 : Aulnay-sous-Bois, Théâtre Jacques‑Prévert
  • Du 18 au 21 décembre 2013 : Brest, le Quartz

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