« Thanks to My Eyes », opéra d’Oscar Bianchi, Théâtre de Gennevilliers

Thanks to My Eyes © Élisabeth Carecchio

Merci pour les yeux… et les oreilles

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Joël Pommerat signe pour la première fois un livret et une mise en scène d’opéra. Créé au dernier Festival d’Aix-en-Provence, « Thanks to My Eyes », adapté de sa pièce « Grâce à mes yeux » (2002) est une bien sombre parabole sur l’aliénation familiale, servie avec talent par le compositeur Oscar Bianchi.

Difficile de trouver grâce aux yeux d’un père quand on faillit à ses espérances ! Comment ce fils, plus enclin à la mélancolie qu’à la franche rigolade, pourrait-il devenir acteur comique, modèle prôné par ce père qui se targue d’avoir eu tant d’heures de gloire ? Car s’il y a bien un don qui ne se lègue pas, c’est le talent ! Fable sur l’initiation et les déceptions, la pièce de Joël Pommerat raconte l’échec des transmissions générationnelles, le douloureux apprentissage de la vie, la réalité incertaine de l’art et du spectacle.

La musique d’Oscar Bianchi, compositeur italien de 36 ans qui signe son premier ouvrage lyrique, restitue parfaitement l’intensité de cette parabole œdipienne sur l’aliénation familiale. Au menu : culpabilité, frustrations, rivalités, désirs… Dans la fosse, l’orchestre de chambre (accordéon, flûtes, clarinettes, saxophones, percussions et un quatuor de cordes) joue sur les contrastes : tonalités graves et stridentes, sons saturés et amplifiés, frémissements chargés de sens. Bref, une adaptation dissonante, voire atonale, exprimant l’opacité des personnages, épousant parfaitement les replis de l’âme, les colères et les dépits.

L’écriture vocale est elle aussi maîtrisée de bout en bout. Le rôle d’Aymar, qui n’est pas encore tout à fait un homme, est chanté par un contre-ténor, un registre ambigu qui convient au profil du personnage, antihéros ne parvenant pas à endosser l’héritage paternel. Quant à celui du père mythomane, il est confié à un baryton, la voix des imposteurs d’opéra. Les envolées mélodiques – parfois suraiguës – des sopranos, les deux jeunes femmes éprises du fils – l’une solaire, l’autre nocturne –, créent également des effets saisissants.

En contraste de cette fresque musicale mouvementée servie par d’excellents interprètes : une mise en scène formelle, un jeu d’acteur statique. On reconnaît d’emblée l’univers si singulier de Joël Pommerat, un théâtre onirique à l’étrangeté mélancolique tout en demi-mots et demi-teintes, avec ces apparitions nimbées de mystère qui vous hantent longtemps. Il parle d’ailleurs lui-même de « thriller métaphysique ». Or, on attend qu’un miracle se produise, celui auquel ce grand metteur en scène nous a habitués.

Entre éblouissements et ténèbres

Joël Pommerat aborde l’opéra comme le théâtre : par le texte. Pourtant, ce spectacle ouvre davantage d’horizons musicaux que de perspectives dramatiques. Si Oscar Bianchi a su exploiter le potentiel de la pièce, le metteur en scène livre ici une œuvre en deçà de ses précédents opus.

Dans Thanks to My Eyes, on retrouve des noirs, des silences, autant de vides où l’imaginaire peut s’engouffrer, sauf que le propos est trop ténu et que l’on s’y perd un peu. Dommage, car simple en apparence, l’intrigue est plus complexe qu’il n’y paraît, avec ces personnages énigmatiques, entre ciel et terre. La langue, sèche et concise, a été traduite en anglais pour mieux « sonner », mais elle ne laisse guère d’échos.

En épurant de la sorte, l’auteur perd donc ici un peu de son âme. Heureusement, la poésie affleure dans ces tableaux qu’il nous propose, avec le précieux concours du scénographe Éric Soyer. Du plateau baigné d’ombres crépusculaires surgissent de belles images : l’artiste qui ne brille, sous les feux de la rampe, que dans le regard du spectateur ; l’aveuglement du père et la noirceur primitive ; la jeune fille qui fait d’éclairantes révélations après s’être brûlé les yeux en regardant l’éclipse de lune. De la nuit, renaît finalement la lumière, intérieure cette fois-ci.

Mais, si tant est que l’on puisse se laisser embarquer dans les limbes de cette enfance qui se meurt, on est, à notre tour, gagné par une mélancolie douce-amère. À moins qu’elle ne soit au père… 

Léna Martinelli


Thanks to My Eyes, opéra d’Oscar Bianchi

D’après sa pièce Grâce à mes yeux (éditée chez Actes Sud-Papiers, 2003)

Traduction : Dominic Glynn

Mise en scène : Joël Pommerat

Direction musicale : Franck Ollu

Avec : Hagen Matzeit, Brian Bannatyne‑Scott, Anne Rotger, Keren Motseri, Fflur Wyn, Antoine Rigot

Et l’Orchestre des lauréats du Conservatoire de Paris

Scénographie et lumière : Éric Soyer

Costumes : Isabelle Deffin

Dispositif électro-acoustique : Dominique Bataille

Collaboration artistique à la mise en scène : Philippe Carbonneaux

Collaboration artistique au livret : Marie Piémontèse

Photo : © Élisabeth Carecchio

Commande de T. & M.-Paris / Réseau Varèse et du Festival d’Aix-en-Provence

Théâtre de Gennevilliers • 41, avenue des Grésillons • 92230 Gennevilliers

Réservations : 01 41 32 26 26

Site : www.theatre2gennevilliers.com

Du 6 au 12 mars 2012 à 20 h 30, relâche jeudi et dimanche

Durée : 1 h 15

Spectacle en anglais surtitré

22 € | 15 € | 11 € | 9 €

Tournée :

  • Le 16 mars 2012 au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines (78)
  • Du 3 au 11 avril 2012 au Théâtre national / La Monnaie-Bruxelles (Belgique), avec l’Orchestre de la Monnaie
  • Les 18 et 20 mai 2012 à la Fondation Gulbenkian-Teatro Maria-Matos de Lisbonne (Portugal), avec l’Orquestra Utópica
  • Les 7 et 8 juin 2012 à Operadhoy-Teatro de la Zazuela de Madrid (Espagne), avec l’Orquestra Utópica
  • Le 28 septembre 2012 au Festival Musica-La Filature de Mulhouse (68), avec l’Ensemble Modern

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