« Un tramway nommé Désir », de Tennessee Williams, Comédie‑Française, salle Richelieu à Paris

Soudain l’été dernier © Cosimo Mirco Magliocca

Un tramway mal aiguillé

Par Ingrid Gasparini
Les Trois Coups

Un vent de révolution souffle sur les institutions : « Un tramway nommé Désir » fait son entrée au répertoire de la Comédie-Française. On se frotte les mains à l’idée de voir le Sud poisseux de Tennessee Williams squatter le plateau de la salle Richelieu. Mais voilà, la mise en scène dispersée de Lee Breuer nous balade un peu partout de la Louisiane au Japon, sans jamais s’arrêter sur la case émotion.

Tout commençait si bien. Un piano en avant-scène, du blues, et une voix de prédicateur surgissant du premier balcon. Celle d’un aveugle noir, sondant le vide avec sa canne blanche. Et, déjà, cette impression de déambuler dans les rues du Vieux-Carré un soir de mardi gras à New Orleans. Avec, en toile de fond, l’affreux ballet des masques prenant fin à l’arrivée du tramway bien nommé. Celui qui laissait Blanche DuBois sur le trottoir. On connaît la suite de l’histoire.

Rendue immensément célèbre par l’adaptation cinématographique d’Elia Kazan, la pièce de Tennessee Williams suit le parcours d’une femme déclassée et refusant de vieillir, d’une grande dame hypersensible et mythomane débarquant dans le deux-pièces miteux de sa sœur, Stella, qu’elle tient totalement sous son emprise. Moins sensible à ces mystifications, Stanley Kowalski, le beau-frère impulsif et querelleur va venir ébranler le monde rêvé de cette icône vacillante, qui le méprise et le désire.

Là où les T-shirts mouillés d’un Marlon Brando peu bavard nous aidaient à comprendre la passion ouvertement physique le liant à Stella, on reste quelque peu indifférent au Stanley Kowalski d’Éric Ruf, en treillis large et cheveux filasses, prenant un vilain plaisir à surmimer les scènes d’intimité avec Blanche. Cette direction de Lee Breuer lève toute zone de malaise, et l’ambiguïté sexuelle cède souvent le pas à des obscénités burlesques un peu vaines. Malgré tout le mal qu’il se donne pour jouer les mauvais garçons, on n’adhère pas trop à l’idée d’un Éric Ruf en ouvrier polonais hantant les salles de jeux du Delta. On admire pourtant la technique, mais il y a quelque chose qui ne prend pas. Peut-être faudrait‑il un peu plus que des tatouages piqués sur le torse pour effacer les traces de la diction impeccable et du phrasé flamboyant du talentueux sociétaire.

Françoise Gillard rayonne par la simplicité et le naturel de son jeu

Face à lui, Anne Kessler tente de vampiriser la scène dans une interprétation fragile et crispante de Blanche DuBois. Poupée de cristal en représentation permanente, la voix toujours sur le fil comme prête à se briser, elle donne l’impression d’un oiseau aux ailes coupées. Elle surjoue au début comme l’exige en partie le rôle, puis donne plus de vérité à son personnage au fur et à mesure de son déclin. Au cœur de ce bras de fer, Françoise Gillard rayonne par la simplicité et le naturel de son jeu, et campe une Stella lumineuse, trait d’union plein de vie entre l’univers sophistiqué de Blanche et le monde brutal de Stanley. Défendant le rôle avec une certaine fraîcheur, elle parvient à brouiller les lignes et à s’écarter d’une interprétation attendue d’une Stella soumise et invisible. Grégory Gadebois, dans le rôle de Mitch, nous offre aussi de grands moments d’émotion en interprétant le rôle d’un motard tatoué au grand cœur. Quasi chuchotées, ses déclarations timides ont le triste éclat de la sincérité rejetée.

Autre révolution : la sonorisation. Ces micros HF en forme de tête d’épingle cachés dans les perruques et devenus presque invisibles ouvrent la voie à de nouvelles façons de jouer. Leur usage de plus en plus fréquent, notamment chez Joël Pommerat, bouscule joliment les habitudes de jeu et offre une multitude de possibilités. Plus besoin de bramer pour faire monter les effets jusqu’au poulailler. Les comédiens peuvent trembler, respirer, marmonner, s’énerver sans crier, s’émouvoir à voix basse, et nous livrer des nuances difficiles à projeter. Au‑delà de l’aspect gadget, propice ici à l’ajout de bruitages de dessins animés pas toujours pertinents, ils permettent aussi de vrais moments de magie. On pense au blues feutré et à la voix envoûtante d’une Léonie Simaga, clope au bec et jambes interminables dans son corsaire orange. On pense aussi à la voix bienveillante et inquiète d’un Mitch tout en rondeur et en légèreté.

Grand fourre-tout géant

Pour le reste, on attendait la mise en scène de Lee Breuer avec un certain enthousiasme. Mais son approche en forme de grand fourre-tout géant devient assez vite lassante. Les bonnes idées s’entassent dans un patchwork indigeste mêlant fresques japonisantes, marionnettistes de l’invisible, parties de poker manga, tour de chant rythm and blues et patine Hells Angels. Englués dans cette perspective formaliste multidirectionnelle, les comédiens peinent à donner le meilleur d’eux-mêmes. Il y a quelques moments de grâce : les entrées fracassantes de Mitch sur sa moto, la scène de réconciliation où Stella apparaît à Stanley flottant dans les airs. D’autres effets tournent court : on pense à la démultiplication des Stanley transformés en méchants clowns psychopathes, tout droit échappés de Batman. Il y a tellement de choses à voir sur le plateau qu’on ne voit plus rien. Lee Breuer tire mille ficelles en même temps sans qu’on comprenne très bien où il veut en venir. Au final, l’émotion est coulée dans une chape d’effets inutiles, et on n’entend plus vraiment Anne Kessler quand, les yeux emplis de larmes, elle disparaît sur cet aveu : « Peu importe qui vous êtes, j’ai toujours compté sur la bonté des inconnus. ». 

Ingrid Gasparini


Un tramway nommé Désir, de Tennessee Williams

Texte français de Jean‑Michel Déprats

Mise en scène : Lee Breuer

Avec : Anne Kessler (Blanche DuBois), Éric Ruf (Stanley Kowalski), Françoise Gillard (Stella Kowalski), Christian Gonon (Pablo), Léonie Simaga (Eunice Hubbell), Bakary Sangaré (Steve Hubbell), Grégory Gadebois (Harold Mitchell dit Mitch), Stéphane Varupenne (le Tromboniste, la Femme mexicaine et l’Infirmière)

et l’élève-comédien de la Comédie-Française Samuel Martin (un kurogo), Mathieu Spinosi (le Vendeur de journaux et un kurogo), Pascale Moe‑Bruderer (un kurogo et une fille des rues), Gauderic Kaiser (un kurogo et le Médecin)

et John Margolis, Ronald Baker, Red One (les Musiciens)

Collaboration à la mise en scène et scénographie : Basil Twist

Collaboration artistique : Marie‑Claire Pasquier

Dramaturgie : Maude Mitchell

Costumes : Renato Bianchi

Lumières : Arnaud Jung

Musique originale et direction musicale : John Margolis

Collaboration artistique pour le mouvement : Jos Houben

Maquillages et coiffures : Beth Thompson

Assistant à la mise en scène et interprète : François Lizé

Photo : © Cosimo Mirco Maggliocca

Comédie-Française, salle Richelieu • place Colette • 75001 Paris

http://www.comedie-francaise.fr

Réservations : 0825 10 16 80

En alternance du 5 février au 2 juin 2011

De 12 € à 39 €

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