« Variations pour une déchéance annoncée », d’après « la Cerisaie » d’Anton Tchekhov, Usine C à Montréal

« Variations pour une déchéance annoncée » © Vivien Gaumand

Réussir sa déchéance

Par Aurore Krol
Les Trois Coups

Sur la scène de l’Usine C, dans le cadre du Festival TransAmériques à Montréal, neuf comédiens au sommet donnent corps à « Variations pour une déchéance annoncée », une subtile réadaptation de « la Cerisaie » de Tchekhov.

La réécriture contemporaine de classiques est la spécificité à laquelle veut se consacrer La Fabrik, une compagnie théâtrale montréalaise dirigée par Angela Konrad, metteuse en scène, dramaturge et enseignante en études théâtrales à l’université. Toucher au monstre sacré qu’est Tchekhov pourrait être un pari hasardeux, mais ici aucun faux pas n’est à signaler.

Au contraire, les allers-retours constants qui s’effectuent entre l’époque de la pièce et les problématiques contemporaines, doublés d’une esthétique qui va puiser du côté des Années folles, provoquent un hors-temps à l’atmosphère fantasmagorique. Cet espace, essentiellement investi par l’humour et l’ironie, permet à des séquences poétiques particulièrement émouvantes de s’immiscer. Du fait de leur rareté, ces dernières jalonnent la représentation d’instants de grâce, et, même encadrées de musique lyrique, évitent tout pathos repoussoir.

Dans les prémices du spectacle, alors qu’on attend l’arrivée de Lioubov Andréïevna, un écran nous montre son interprète, Dominique Quesnel, sautant d’un taxi à la hâte pour s’engouffrer dans le théâtre. Sorte de Marilyn qui aurait pu vieillir, époustouflante d’un bout à l’autre, celle-ci porte sur son visage et dans son corps tout le panache déglingué d’une diva en bout de course. Lucide, mais bien décidée à ne pas renoncer à son existence de flambeuse, oscillant entre fausse désinvolture et vrai désespoir, elle donne à la fois une leçon de théâtre et de vie à l’assistance.

Cette adaptation s’appuie sur un procédé consistant à mettre en miroir l’état psychique des personnages et celui des interprètes. Comme deux calques qui finiraient par s’interpénétrer, ce double niveau de lecture permet, de manière non frontale, de faire transparaître les zones de vulnérabilité de chacun. Ainsi, l’appréhension avant de devoir se fendre d’un monologue révélateur, les techniques de jeu égrenées, les réflexions sur les méthodes d’incarnation, ne sont que des moyens détournés pour pousser les personnages au bord de leur fameuse déchéance annoncée.

Échouer en beauté

Rechignant à se jeter dans ce gouffre, ils savent déjà qu’ils n’auront pas le choix et que la fin est connue d’avance. Tout est alors affaire de style. Échouer en beauté et y aller à fond, ou rester dans le déni d’un âge d’or qui est terminé. Une esthétique de cabaret renchérit la cruauté du procédé à l’œuvre. Une époque est en train de s’éteindre, et on vient l’exhiber dans un tour de piste où la voix d’Amy Winehouse sert de fil conducteur. Love Is a Losting Game, nous susurre-t-elle à plusieurs reprises, parfaite incarnation de l’ange déchu de s’être trop consumé.

Fixant la mise en scène dans la chambre des enfants de la Cerisaie – cette demeure criblée de dettes qui doit être vendue pour devenir un pavillon locatif pour estivants –, Angela Konrad fait sortir les fantômes des placards. Désillusions, rêves de réussite avortés, cœurs brisés et deuils bien réels sont à l’œuvre. L’image la plus signifiante étant sûrement celle du petit garçon mort de Lioubov Andréïevna, qui, par trois fois, traverse le plateau tel un spectre, noyé dans une lumière latérale de toute beauté.

Surprenants de nuances, Dominique Quesnel en tête, les neuf interprètes nourrissent de leur jeu une œuvre complexe et belle, au parcours émotionnel très justement dessiné. Les ruptures de ton et d’époque, tout comme les changements de niveau de lecture, contribuent à cette réussite totale. 

Aurore Krol


Variations pour une déchéance annoncée, d’après la Cerisaie d’Anton Tchekhov

Adaptation et mise en scène : Angela Konrad

Interprétation : Stéphanie Cardi, Francine Charbonneau, Philippe Cousineau, Marc-André Goulet, Andréane Leclerc, Marie‑Laure Moreau, Gilles Provost, Dominique Quesnel, Dorian Quilicot, Téo le chien

Assistance à la dramaturgie : Steve Giasson

Assistance à la mise en scène : Adam Faucher

Son : Laurent Maslé

Lumières : Nancy Bussières assistée de Cédric Délorme‑Bouchard

Photo : © Vivien Gaumand

Dans le cadre du Festival TransAmériques

http://www.fta.qc.ca/fr

Renseignements / billetterie : http://www.fta.qc.ca/fr/pages/forfaits-et-billets

Usine C • 1345 avenue Lalonde • Montréal QC H2L 5A9

Du 22 au 25 mai 2015, à 20 heures

Durée : 1 h 40

Tarifs : 39 $ | 36 $ | 33 $

À propos de l'auteur

2 réponses

  1. Quelle brillante et juste analyse de ce merveilleux spectacle, de ses artistes, de ses concepteurs. Je dois avouer que j’ai rarement l’occasion de lire des critiques de cette qualité et de cette profondeur. Bravo !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant