« Xenos », d’Akram Khan, Grande Halle de la Villette à Paris

Akram-Khan-Xenos © Jean-Louis Fernandez

Solo monumental

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Xenos, c’est l’étranger en grec. C’est aussi le dernier solo d’Akram Khan, au sommet de son art. Depuis sa création en 2018 au Festival Montpellier Danse, le spectacle – un manifeste dont les sources d’inspiration transcendent les frontières et les époques – tourne toujours.

Pendant la Première guerre mondiale, quatre millions de soldats venus des colonies furent enrôlés par les armées européennes et américaines. Parmi eux, un million et demi d’Indiens se sont battus et sont morts en Europe, en Afrique ou au Moyen-Orient pour servir le mythe de l’Empire britannique. Akram Khan s’est inspiré de plusieurs témoignages tirés d’archives pour camper leur destin. Accompagné par cinq musiciens live, il retrace leur destinée à travers la figure d’un danseur.

Aux confins de l’horreur, à quoi se raccrocher ? À flanc de colline, un homme, arraché à son pays et à sa culture, s’agrippe à des cordes. Ces chaînes d’un bateau négrier le mènent vers de lointaines contrées. Quelques vestiges du passé – un salon de musique traditionnel – occupent l’avant-scène, mais ils sont vite balayés. Lumière crépusculaire traversée de stridences métalliques, c’est le chaos. Depuis la crête, l’horizon est bouché. Souillée de sang, la terre recouvre peu à peu la scène. Entre humiliations, combats et échappées dans l’imaginaire, le soldat inconnu fait face à la barbarie. Au fond des tranchées, peu de réconfort, si ce n’est des réminiscences. Certaines images sont saisissantes, comme l’orchestre apparaissant derrière un voile, chœur suspendu dans les brumes.

Akram-Khan-Xenos © Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Dans cette fresque, l’histoire du fantassin indien se confond avec celle de Prométhée. Tous deux tentent de faire passer les hommes de la sauvagerie à la civilisation. Enchaînés, ils résistent. En même temps, qu’ils cherchent à s’élever au-dessus de leur condition, ils apportent une connaissance qu’ils espèrent une délivrance pour les humains. Tragédies grecque et indienne. Histoires universelles (comme dans son récent spectacle Outwitting the devil).

Entre Orient et Occident

Akram Khan irradie l’espace de sa présence, plonge corps et âme dans le bourbier. Qu’il danse le kathak, pour signifier l’attachement aux terres d’origine en martelant au sol, ou qu’il lutte pour sa liberté sur le champ de bataille, avec du hip hop ou de la danse contemporaine aussi aérienne que fluide, sa chorégraphie exprime une riche palette d’émotions. Arqué sur ses deux jambes, bras ouverts vers le ciel, il pourrait renverser l’ordre du monde. Très vite recouvert de terre, il s’étourdit, tel un derviche, à en perdre la tête. Une silhouette fragile perdue au milieu du désastre, dans un corps à corps poignant avec lui-même. L’artiste donne ainsi à voir la solitude et la désespérance, en même temps que la force et le courage, à travers des mouvements répétitifs accomplis avec une énergie inouïe. À sa façon – spectaculaire – il dresse un monument à ces victimes oubliées.

C’est probablement le chorégraphe actuel chez qui se croisent le plus d’influences culturelles. Un mélange qui prend ici tout son sens. Sans compromis, son langage se distingue par un style narratif qui lui est propre. Comme souvent, Akram Khan laisse beaucoup de place à la musique et l’univers sonore. D’ailleurs, le compositeur Vincenzo Lamagna livre une poignante version de « Lacrimosa » (Requiem de Mozart). Saluons également le travail remarquable de Michael Hulls qui transforme la scène en autant de paysages dévastés, des chefs-d’œuvres picturaux.

xenos-akram-khan
© Jean-Louis Fernandez

En lumineux gardien des ténèbres, Akram Khan nous éclaire sur le sort de ses ancêtres. Pour son dernier grand solo, il avait envie de rendre hommage à ces héros abandonnés. En racontant cette tragédie, il ressuscite effectivement des pans entiers de la mémoire. Une louable réhabilitation qui témoigne de l’engagement du chorégraphe anglo-bangladais, ici contre l’absurdité de l’idée coloniale.

Mais au-delà de 14-18, ce dernier soulève des questions qui nous concernent toujours : qui est « l’étranger » ? Comment survivre à l’exil ? Avec ce spectacle personnel, le chorégraphe laisse non seulement une empreinte indélébile dans l’histoire, mais il interroge l’avenir. Entre tradition et innovation.

Si le danseur de 45 ans fait ses adieux à la scène, il continue, heureusement, de se consacrer à la chorégraphie, avec sa compagnie installée à Londres qui fête, cette année, ses 20 ans. 

Léna Martinelli


Xenos, d’Akram Khan Company

Direction artistique, chorégraphie, interprétation : Akram Khan

Avec : Akram Khan et Nina Harries (contrebasse et voix), B.-C. Manjunath (percussions et konnakol), Tamar Osborn (saxophone baryton), Aditya Prakash (voix), Clarice Rarity (violon)

Dramaturgie : Ruth Little

Création lumières : Michael Hulls

Musique originale, création sonore : Vincenzo Lamagna

Conception des décors : Mirella Weingarten

Création des costumes : Kimie Nakano

Écriture : Jordan Tannahill

Direction des répétitions : Mavin Khoo, Nicola Monaco

Direction technique : Richard Fagan

Régie plateau : Marek Pomocki

Régie lumières : Stéphane Déjours

Régie son : Julien Deloison

Technicien : Russell Parker

Accessoires : Louise Edge

Direction de production, coordination technique : John Valente

Production : Farooq Chaudhry

Manager de tournée : Mashitah Omar

Durée : 1 h 10

La Villette • Grande Halle • Espace Charlie Parker • 211, avenue Jean-Jaurès • 75019 Paris

Dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville

Du 12 au 22 décembre 2019, à 20 heures, sauf le 22 décembre à 16 heures, relâche les 15 et 19 décembre

Réservations : 01 40 03 75 75 ou en ligne

De 12 € à 32 €


À découvrir sur Les Trois Coups :

Outwitting the devil d’Akram Khan, par Lorène de Bonnay 

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